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née à La Grisolle. Au bout d’une heure, Mlle de Neulise et lui se promenaient le long du bois où Francien venait encore tirer le dimanche quelques coups de fusil. Quand elle eut ramené la confiance et la sécurité dans son esprit et sollicité quelques premières confidences : — Voulez-vous, lui dit-elle, que nous vivions en bons vieux camarades comme autrefois ?

— Que faut-il faire ? demanda Valentin.

— Ne plus oublier le chemin de La Grisolle et prendre avec vous quelques-unes de ces statuettes que vous emprisonnez dans tous les coins de votre chambre, et que M. Favrel délivre ensuite.

— Je ne sais pas s’il en reste, répondit Valentin, dont le front s’était rembruni.

— S’il n’y en a plus, vous en ferez d’autres, répliqua Marthe, qui s’attendait à la réponse. — Et comme Valentin baissait les yeux :

— Je ne suis pas contente de vous, continua-t-elle ; si vous n’avez plus de goût pour un travail que vous avez paru aimer autrefois, votre devoir est de ne pas l’abandonner, ne fût-ce que par amitié pour l’excellent homme qui vous a servi de père. Je sais tout ce qu’il souffre, moi, de vous voir errant et inoccupé dans ces campagnes où vous vivez isolé comme un proscrit. Il se demande quel malaise vous poursuit, quel chagrin vous accable. Si vous avez quelque cause secrète de tristesse, que ne parlez-vous ?

— Et qui m’écoutera ? s’écria Valentin.

— Prenez garde ; il y a de l’ingratitude ou de l’orgueil dans cette crainte. Oubliez-vous qui je suis ? Croyez-vous que je ne puisse pas vous comprendre ? Quoi que vous pensiez, je suis toujours la petite fille que vous faisiez danser sur vos genoux, et qui se servait de vos épaules pour atteindre aux branches les plus hautes. La taille et le visage ont pu changer, le cœur est le même. Prenez ma main et regardez au fond de mes yeux, vous verrez si je mens.

Valentin n’y tint plus. — Ah ! vous êtes bonne, s’écria-t-il, et cent fois meilleure que je ne l’espérais. Vous ferez sortir de mon cœur tout ce qui le gonfle. Oui, je suis découragé sans avoir le droit de l’être, je sens un grand vide autour de moi. Ce n’est peut-être rien, et c’est beaucoup.

Il lui parla alors de son enfance abandonnée ; objet de risée pour ses petits camarades, il n’avait connu les jeux bruyans du premier âge que par les longs supplices qu’on lui infligeait. Son protecteur, qui partageait avec lui les morceaux d’un pain amer laborieusement gagné, n’osait même pas prendre sa défense dans la crainte de mécontenter les parens et de perdre ainsi quelques sous qui les aidaient à vivre. Il avait le tort d’être faible et maladif, et c’est peut-être là ce que l’enfance déteste le plus. Plus tard, il n’avait pas senti dans ses bras la force musculaire qui rend propre aux travaux des champs ;