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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/121

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de nouveau féconde. Jadis elle préférait une baie de la Californie ; pourquoi ne pas la lui laisser ? Elle n’irait plus chercher les glaces atroces du pôle, les misérables retraites où l’on va follement la troubler encore, de manière à rendre impossible l’amour dont on eût profité.

La paix pour la baleine franche, la paix pour les amphibies, les belles et précieuses espèces qui bientôt auraient disparu ! Il leur faut une longue paix, comme celle qui très sagement a été ordonnée en Suisse pour le bouquetin, bel animal qu’on avait traqué, et presque détruit ; on le croyait perdu même, et bientôt il a reparu.

Pour tous, amphibies et poissons, il faut une saison de repos, il faut une trêve de Dieu. La meilleure manière de les multiplier, c’est de les épargner au moment où ils se reproduisent, à l’heure où la nature accomplit en eux son œuvre de maternité. Il semble qu’eux-mêmes ils sachent qu’à ce moment ils sont sacrés : ils perdent leur timidité, ils montent à la lumière, ils approchent des rivages ; ils ont l’air de se croire sûrs de quelque protection. C’est l’apogée de leur beauté, de leur force. Leurs livrées brillantes, leur phosphorescence, indiquent le suprême rayonnement de la vie. En toute espèce qui n’est point menaçante par l’excès de la fécondité, il faut religieusement respecter ce moment. Qu’ils meurent après, à la bonne heure ! s’il faut les tuer, tuez-les ! mais que d’abord ils aient vécu. Toute vie innocente a droit au moment du bonheur, au moment où l’individu, quelque bas qu’il semble placé, dépasse son moi individuel, veut au-delà de lui-même, et de son désir obscur pénètre dans l’infini où il doit se perpétuer.

Que l’homme y coopère ! qu’il aide à la nature ! Il en sera béni de l’abîme aux étoiles. Il aura un regard de Dieu, s’il se fait avec lui promoteur de la vie, de la félicité, s’il distribue à tous la part que les plus petits même ont droit d’en avoir ici-bas.


J. MICHELET.