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danger, il est interdit à tout blanc d’employer en qualité de commis un nègre ou une personne de couleur esclave ou libre ; mais cette défense est sans cesse violée par les intéressés : le commerce et l’industrie ne peuvent être arrêtes par les lois, ils marchent sans cesse, irrésistibles, inexorables, apportant avec eux l’émancipation des hommes.

Les nègres aussi apprennent chaque jour davantage : c’est là le fait le plus fécond en résultats importans. Par leur cohabitation forcée avec des hommes plus intelligens qu’eux, ils apprennent, ils étudient, ils se préparent à une forme de civilisation supérieure ; il se peut même qu’au point de vue moral le spectacle d’un peuple libre contre-balance chez eux les effets délétères de la servitude. Malgré les lois sévères qui défendent d’enseigner la lecture à un esclave, le nombre de ceux qui savent lire augmente incessamment. Ici c’est un nègre intelligent qui, ayant trouvé le moyen d’apprendre à lire dans une ville du nord, enseigne ce qu’il sait à tous ses compagnons de travail. Ailleurs c’est une jeune créole, qui, dans ses momens d’ennui, se donne innocemment le plaisir de montrer l’alphabet à sa domestique favorite, de même qu’elle fait répéter de jolies petites phrases à son perroquet. Ailleurs encore c’est un maître, imbu de principes d’humanité supérieurs à ceux de ses voisins, qui veut s’attacher fortement ses esclaves en les élevant à la dignité d’hommes, et viole ouvertement la loi en leur donnant une véritable instruction. Ainsi l’évêque Polk, propriétaire de plusieurs centaines d’esclaves groupés sur une des plus magnifiques plantations de la Louisiane, a fait enseigner la lecture à tous ses nègres, au grand scandale de tous ses confrères, planteurs expérimentés.

J’ai vu dans une des plantations du sud un type remarquable de ces nègres qui ont su acquérir une grande influence sur leurs compagnons, et, le jour d’une révolte, seraient certainement proclamés rois par la foule des esclaves. Pompée avait des formes athlétiques, et sans peine il soulevait l’enclume de sa forge ; mais il était d’une douceur à toute épreuve, et comme un lion conduit en laisse, obéissait sans hésitation à tous les ordres de sa femme. Il avait pourtant conscience de sa force physique et de sa valeur morale, mais il n’en abusait jamais, et, se contentant, de donner des conseils à ses camarades, il ne les dirigeait que par la persuasion. La nécessité de ruser avec ses maîtres pour se garantir des coups de fouet lui avait donné une figure pateline et des paroles mielleuses lorsqu’il se trouvait en présence d’un blanc ; mais avec les siens il devenait lui-même et reprenait sa physionomie franche,et ouverte. Homme d’une grande intelligence et d’une merveilleuse force de volonté, il avait appris à lire tout seul en étudiant la forme des lettres gravées par