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Désormais tous les progrès que les états du sud pourront réaliser tourneront fatalement contre les esclavagistes. Ainsi le lancement des bateaux à vapeur sur tous les cours d’eau, la construction des chemins de fer et la suppression des distances, qui en est la conséquence inévitable, rendent les voyages toujours plus nécessaires au planteur ; malgré lui, il se voit souvent obligé d’emmener quelques esclaves et de mobiliser ainsi ces immeubles, qui devraient rester attachés au sol. En suivant son maître, le pauvre Africain voit de nouveaux pays ; son intelligence et sa curiosité s’éveillent, il peut rencontrer des esclaves mécontens, des nègres qui ont autrefois connu la liberté ; il entend, sans en avoir l’air, les discussions orageuses qui roulent sur la terrible question de l’esclavage, il recueille comme une perle précieuse un regard de commisération jeté sur lui par un voyageur européen. Aussi bien que la facilité sans cesse croissante des déplacemens, l’industrie commence à détacher çà et là les esclaves de la glèbe. On construit des fabriques dans les états du sud, le Kentucky, la Géorgie, le Tennessee. En outre, l’agriculture se rapproche de plus en plus de l’industrie, l’emploi des grandes machines agricoles se généralise, des usines considérables s’élèvent au milieu de toutes les principales plantations du sud. Dans le sillon, l’esclave n’est qu’une partie de la glèbe qu’il cultive ; en devenant ouvrier, mécanicien, il monte en grade, il se mobilise un peu. Fréquemment loué par son maître à un autre planteur ou à quelque industriel, il essaie de se retrouver lui-même dans ce changement de servitude, il élargit un peu le cercle de ses idées, et l’horizon s’étend devant ses yeux, Au champ, il ne voyait travailler autour de lui que ses compagnons d’esclavage, tandis que dans l’usine il se trouve forcément en contact avec des blancs qui travaillent comme lui, il établit plus facilement la comparaison entre ces hommes superbes et sa propre personne ; les vues ambitieuses, le désir de la liberté germent plus aisément dans son esprit. Quand il conduit la locomotive fumante et lui fait dévorer l’espace, il est impossible qu’il ne se sente pas fier de pouvoir dompter ce coursier farouche ; il n’est plus un bras, — une main (hand), comme disent les planteurs, — il est aussi une intelligence et peut se dire l’égal de tous ces blancs qu’emporte le convoi roulant derrière lui. Ainsi les propriétaires d’esclaves font preuve d’inintelligence politique quand ils s’applaudissent de voir des chemins de fer se tracer, des fabriques s’élever dans leurs états : ils ne comprennent pas que l’industrie, en mobilisant et en massant les travailleurs, les rend beaucoup plus dangereux qu’ils ne l’étaient épars dans les campagnes. Les progrès envahissans du commerce, menacent également les planteurs en arrachant à la glèbe un grand nombre d’esclaves. Afin de prévenir ce