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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/160

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Les populations humaines se prêtent-elles à une semblable répartition ? Ici du moins nous constatons un remarquable accord parmi les anthropologistes. Quelle que soit leur doctrine fondamentale, qu’ils fassent de l’homme un ordre de la classe des mammifères ou un règne de la nature, tous reconnaissent qu’on ne saurait partager les populations humaines même en familles ou en tribus distinctes. Mais pour les polygénistes les différences qui les séparent constituent autant de caractères spécifiques, et ils les réunissent dans un seul genre, composé d’un nombre d’espèces qui varie singulièrement au gré des savans. Les monogénistes de leur côté ne voient dans ces différences que des caractères de race, et rattachent ainsi tous les groupes humains à une seule espèce. Il est donc évident qu’on ne peut aborder le problème tant débattu entre les deux écoles qu’après avoir résolu celui-ci : qu’entend-on en histoire naturelle par les mots espèce et race ? C’est bien certainement faute de s’être sérieusement posé cette question que tant de naturalistes d’un incontestable mérite, de l’un et l’autre camp, ont embarrassé la science de notions confuses ou de graves erreurs.

Voyons d’abord ce qu’il faut entendre par l’expression d’espèce. Ce mot est un de ceux que l’on retrouve dans toutes les langues qui possèdent des termes abstraits. Il traduit par conséquent une idée générale, vulgaire, et cette idée est avant tout celle d’une très grande ressemblance extérieure ; mais, dans le langage ordinaire même, cette idée n’est pas simple. Il est facile de s’en convaincre en s’adressant par exemple à un éducateur de bestiaux choisi parmi les plus illettrés. Présentez à ce juge deux mérinos ; il n’hésitera pas à les déclarer de même espèce. Placez sous ses yeux un mérinos ordinaire et un de ces moutons à laine brillante et soyeuse que nous devons à M. Graux de Mauchamp, et il répondra avec non moins d’assurance que ces animaux sont de deux espèces différentes. Apprenez-lui alors que tous deux ont eu le même père et la même mère ; l’homme pratique hésitera, son langage traduira la confusion de son esprit, et pour peu qu’il soit au courant du vocabulaire généralement employé en zootechnie, il vous dira : « Le mauchamp est une variété du mérinos. » Cette expérience, facile à faire, nous apprend que, même pour le vulgaire, quand il s’agit de l’espèce, l’idée de filiation vient se placer à côté de l’idée de ressemblance.

En réalité, la science ne fait ici que préciser ce qu’avait pressenti l’instinct populaire. Elle aussi, pour déterminer les espèces, s’appuie sur la ressemblance, et il est inutile d’insister sur ce point ; mais elle aussi, dès ses débuts, et sans même s’en rendre bien compte, a pris en considération les phénomènes de la reproduction. Sur ce dernier point, elle est de nos jours plus affirmative que jamais. Elle a démontré définitivement que la génération est un fait