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chez les méduses entre autres, la famille comprend l’ensemble des générations et des individus qui se succèdent jusqu’au moment où reparaissent, avec les formes du père et de la mère, les attributs sexuels. Or les individus intermédiaires n’ont, soit entre eux, soit avec leurs parens immédiats, que des analogies déforme et d’organisation extrêmement éloignées. Pour celui qui jugerait seulement d’après les ressemblances, ces individus appartiendraient non-seulement à des espèces, mais même à des classes très distinctes. Ainsi en ont jugé pendant des siècles les savans les plus spéciaux eux-mêmes, avant que les observations de Saars, de Siebold, et la synthèse de Steenstrup les eussent ramenés à des idées plus justes. Aujourd’hui, pour tous les naturalistes, la larve ciliée, qui se meut à la manière d’un infusoire, les animaux hydriformes qui couvrent la tige et les rameaux du polypier fixé à demeure sur quelque rocher, la méduse isolée et libre, qui mène en plein océan une vie vagabonde, sont autant d’individus d’une même espèce. Ce qui est vrai des médusaires l’est à plus forte raison des insectes en général. Quoi de plus éloigné en apparence qu’un papillon, une chrysalide, une chenille ? Et pourtant ces êtres sont sortis d’autant d’œufs pondus peut-être par une même mère, et peuvent appartenir non pas seulement à la même espèce, mais encore à la même famille.

Ainsi l’idée d’espèce est essentiellement complexe et repose sur deux considérations d’ordres très distincts. Ce n’est pas d’emblée que la science est arrivée à ce résultat. Pas plus au moyen âge et aux premiers temps de la renaissance que dans l’antiquité, les hommes qui jetèrent les premiers fondemens de la zoologie ou de la botanique ne se rendirent compte de ce qu’ils appelaient des espèces. M. I. Geoffroy a parfaitement démontré qu’on avait exagéré sous ce rapport les mérites d’Aristote et d’Albert le Grand. Ni l’un ni l’autre ne purent même soupçonner qu’il y eût là un problème à résoudre. Il faut arriver jusqu’à la fin du XVIIe siècle pour voir des naturalistes se préoccuper de cette question. Elle avait été évidemment comprise par Jean Ray, qui, en 1686, dans son Historia plantarum, regarda comme étant de même espèce les végétaux qui ont une origine commune et se reproduisent par semis, quelles que soient leurs différences apparentes ; mais elle ne fut réellement posée qu’en 1700 par notre illustre Tournefort. Dans ses Institutiones rei herbariœ, il se demande : « Que faut-il entendre par le mot d’espèce ? » Il avait défini le genre « l’ensemble des plantes qui se ressemblent par leur structure ; » il appelle espèce « la collection de celles qui se distinguent par quelque caractère particulier. » Malgré le vague des idées et des expressions, on voit que ces deux illustres, précurseurs de la science moderne s’étaient placés chacun à l’un des deux