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grand de vous avoir pour compagnon de voyage ; mais pour rien au monde je ne voudrais abuser d’une parole que vous ne m’avez d’ailleurs donnée que très à la légère. Voyons, ajouta mon hôte, ne vous rappelez-vous pas qu’hier, dans les épanchemens qui ont suivi nos nombreuses libations, vous m’avez promis de venir avec moi à Java ?

— Pas le moins du monde, repris-je avec un étonnement aussi sincère que si l’on m’eût annoncé que je m’étais engagé la veille à faire une visite à la lune.

— Eh bien ! qu’il n’en soit plus question ! interrompit le commandant ; mais cette résignation n’était qu’apparente, et quelques instans après il revenait à la charge et tentait d’émouvoir ma fibre voyageuse en me dépeignant en termes éloquens les beaux paysages du paradis de Java, les troupeaux de cerfs et de sangliers dont les plaines abondent. Présenté par lui au gouverneur-général, dont il avait été l’aide-de-camp, j’aurais reçu de ce potentat l’accueil le plus empressé : son frère, l’un des plus riches planteurs du district des Préhangers, aurait été trop heureux de me faire les honneurs de ses vastes propriétés. Le commandant ne prononça pas, il est vrai, une seule fois le nom de Madeleine ; mais si de cette réticence je pus conclure que les vins de France ne déliaient pas la langue de mon nouvel ami au même degré que les vins du Rhin, je ne m’en sentis pas moins disposé à succomber à la tentation et à profiter de cette excellente opportunité pour visiter la perle des mers de l’Inde. Après une faible résistance, je m’engageai à accompagner le commandant du Ruyter dans son prochain voyage. — Sauf obstacle imprévu, le pilote et moi serons à bord demain, à la marée du matin.

Après tout ce verbiage, c’est sans doute abuser de ta patience que de reprendre incontinent la litanie de mes impressions de voyage ; mais je te sais toujours disposé à prendre part à une bonne action, à me rendre service : aussi j’aborde sans crainte d’être indiscret, sans autre précaution oratoire, le récit d’un épisode à la fois triste et singulier de mon voyage de retour à Calcutta.

Le 19 mai, il se faisait dix heures du matin ; parti la veille au coucher du soleil de Rumbolliah, il me restait encore à parcourir une dizaine de milles avant d’arriver au dawk bungalow de la station de Futtehgur, où je devais trouver un abri contre les ardeurs de la journée. Les fatigues d’une nuit sans sommeil commençaient à dominer mes sens, et le galop convulsif de l’attelage, les cris du cocher, l’infernal grincement des roues et des essieux parvenaient à peine à me tirer d’un engourdissement léthargique. Soudain la voiture s’arrêta, et un monsieur, chapeau à la main, apparut à mes yeux étonnés à l’ouverture de la portière de droite. La surprise du premier moment fit place à une surprise plus grande encore lorsque