Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/254

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

font défaut à l’imagination ; il n’y a pas de lointains dans un sujet moderne, et nous savons que nos bourgeois parlent un langage fort différent de celui que leur prête M. Bouilhet.

M. Bouilhet a entendu le reproche qui lui était adressé, et il en a tenu compte. Sa nouvelle pièce est une tentative, sinon tout à fait heureuse, au moins très méritoire et très courageuse, pour concilier deux langages fort différens : le langage imagé et poétique de l’école romantique et le langage naturel et familier de l’ancienne école dramatique française. Sans renoncer aux habitudes de son esprit, il a fait effort pour les brider et les contraindre, et de ce travail est sorti le style de sa nouvelle pièce, métal mélangé qui n’est pas comparable peut-être au fameux métal de Corinthe, mais qui ne nous a paru dépourvu ni de force ni de sonorité. Ces deux élémens contraires, qui semblaient n’avoir aucune affinité, ont cependant adhéré assez heureusement l’un à l’autre : le vers imagé de Victor Hugo s’est fondu dans le vers sentencieux et robuste de Molière ; le mélange a pris beaucoup mieux qu’on ne l’a dit. Il était à craindre qu’il n’y eût trop de poésie dans une pièce destinée à la glorification des poètes ; il n’en a rien été. M. Bouilhet a soutenu son plaidoyer sans employer trop souvent le secours de la métaphore et de l’antithèse. Ses personnages parlent un langage sobrement imagé, et on leur sait gré d’avoir gardé pour un autre usage toutes les fleurs dont ils auraient pu si facilement émailler leurs discours. Il y avait une scène scabreuse, les habitudes d’esprit de M. Bouilhet étant données, une scène où nous avons craint un instant de voir le poète retomber dans le péché de l’exagération poétique, tant la pente était glissante, Nous voulons parler de la scène du troisième acte, où la jeune fille refuse la main du poète, qui veut renoncer pour elle au démon des vers, et l’engage à persévérer en dépit des obstacles. Nous avions tremblé d’entendre sortir de la bouche de cette jeune bourgeoise, haranguant un poète provincial, des accens qui auraient pu convenir à Laure haranguant Pétrarque ; mais un bon génie a préservé M. Bouilhet de cet écueil, contre lequel il lui était si facile de donner. En vérité, il n’y a, quoi qu’on en ait dit, rien de trop exagéré dans cette scène ; la situation des deux personnages, dans cet instant où ils luttent de délicatesse dévouée et d’affection, autorise parfaitement les effusions lyriques de la jeune fille et les conseils de fermeté qu’elle donne à celui qu’elle aime. Il nous importe peu de savoir si le poète qu’elle aime a ou non du génie ; il suffit qu’elle croie à ce génie pour être autorisée à parler comme elle parle. Et puis elle se sacrifie, et un peu d’exagération lyrique est bien naturel à quiconque se sacrifie, aussi obscur qu’il soit. Cette scène est le seul danger sérieux qu’eût à redouter M. Bouilhet, et à notre avis il l’a évité. Félicitons-le donc des progrès qu’il a accomplis dans la voie de la simplicité, du naturel et de la sobriété.

Cette pièce a un autre mérite auquel on n’a pas rendu assez de justice, et révèle chez M. Bouilhet une faculté que nous ne lui connaissions pas : c’est une certaine force comique, franche, naïve, qui arrache le rire sans efforts, ce rire innocent et facile dont nous ont déshabitués les pièces modernes. Le rire que fait naître le théâtre moderne est en effet un rire dépravé et nerveux assez semblable à celui qu’arrache à certaines personnes le chatouillement ;