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nos modernes auteurs l’excitent en nous par des procédés et des artifices, par des alliances de mots disparates, par des réticences ; il ne naît pas spontanément des paroles qui sont prononcées et du spectacle réel qu’on a sous les yeux. Le comique de la pièce de M. Bouilhet est plus sain et moins tortueux ; on rit parce que les personnages disent naïvement des choses plaisantes, ce que ne font jamais les personnages du théâtre moderne, qui ont d’avance l’intention, de faire rire et qui sont plaisans avec préméditation. J’indiquerai comme exemples de cette force comique les deux scènes qui me paraissent les meilleures de l’ouvrage, la scène qui termine le premier acte et la grande scène du cinquième acte entre le bourgeois Rousset et l’oncle millionnaire. L’incrédulité de M. Rousset à l’endroit du génie de son fils rencontre pour se justifier des traits tout à fait désopilans et qui n’ont rien d’exagéré ; plus d’un jeune contemporain aura sans aucun doute reconnu à la représentation de la comédie de M. Bouilhet quelques-uns des argumens par lesquels une sollicitude confuse et sans lumière, mais trop souvent justifiée, essayait de détourner de la carrière littéraire quelque jeune ambitieux de sa connaissance. Il n’est pas un des singuliers argumens qu’emploie M. Rousset qui n’appartienne strictement à la logique bourgeoise. Nous avons tous entendu cent fois quelque Rousset de notre voisinage exprimer les mêmes doutes sur l’avenir poétique ou littéraire des hommes qu’il a vus enfans, et employer, pour abattre leur ambition, les mêmes argumens saugrenus : « Voyons, parle, toi qui te permets d’écrire, pourrais-tu seulement faire une tragédie ? » ou bien encore : « Lui, du génie ! allons donc ! moi qui l’ai vu pas plus haut que cela ! » M. Bouilhet a fort bien exprimé sans le vouloir dans le bonhomme Rousset un certain sentiment qui est très particulier aux bourgeois français, et qui, selon moi, les honore infiniment. Leur amour paternel peut être étroit, exclusif, il n’est jamais présomptueux. Un bourgeois n’a pour son fils d’autres ambitions que les siennes propres, et n’aspire pas plus haut qu’à l’échelon immédiatement supérieur à celui qu’il occupe. Il applique fort singulièrement cette ambition graduée et divisée comme un mètre non-seulement aux choses pratiques telles que la fortune, le rang, les fonctions sociales, mais encore aux choses intellectuelles et morales. Il est très difficile de maintenir ce sentiment dans de justes bornes et d’exprimer ce qu’il a de plaisant sans l’exagérer ; M. Rousset pouvait devenir facilement une caricature. Tel qu’il est, il est très supportable et nous a rappelé, par son dédain amusant pour le génie de son fils, une certaine lettre paternelle que reçut un jour de sa province un garçon d’esprit qui venait de débuter dans la littérature : « Mon cher fils, disait cette lettre, pour que vous vous soyez décidé à écrire de telles sottises, il faut, en bonne logique, qu’elles vous rapportent bien de l’argent. Vous ne serez donc pas étonné d’apprendre qu’à l’avenir, je ne vous enverrai plus un sou. »

La donnée de l’Oncle Million n’est pas précisément neuve ; c’est la vieille et quelque peu puérile antithèse du poète et du bourgeois qui a fourni tant de plaisanteries aux ateliers de peinture et aux petits journaux depuis la date mémorable du 29 juillet 1830. Quand nous disons que le sujet n’est pas nouveau, cela ne veut pas dire qu’il ait été porté au théâtre plus souvent qu’un autre ; peut-être même a-t-il été exploité assez rarement, et pour ma