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venait d’arriver à Florence pour y apprendre cette belle langue toscane ; à peu près inconnue dans son pays. Après une jeunesse errante et toute remplie d’aventures, après maints voyages d’un bout de l’Europe à l’autre, cet écolier échappé de l’académie de Turin, ce fougueux adolescent qui avait parcouru la France, l’Angleterre, le Danemark, la Suède, l’Allemagne, la Russie, l’Espagne, le Portugal, toujours occupé d’intrigues et de chevaux, était revenu dans sa patrie ennuyé, ennuyeux, à charge à lui-même et aux autres, condamné enfin, personne n’en doutait, à finir bientôt par le suicide ou la folie, lorsque tout à coup, du sein de ses dissipations, un immense désir de gloire s’empara de son âme et l’affranchit de la servitude. Tel était le comte Victor Alfieri, purifié enfin de ses souillures, racheté d’un long esclavage tour à tour ténébreux ou burlesque, amoureux de la poésie dramatique, enivré des premiers sourires de la Muse, impatient d’inscrire son nom à côté des noms immortels de l’Italie, lorsqu’il vint à Florence en 1777, âgé de vingt-huit ans à peine, et y rencontra, ce sont ses paroles, un amour digne de lui, qui l’enchaîna pour toujours.


« A peine, dit-il en ses Mémoires, m’étais-je établi tant bien que mal à Florence, pour essayer d’y séjourner un mois, qu’une circonstance nouvelle m’y fixa et pour ainsi dire m’y enferma bien des années. Cette circonstance me détermina pour mon bonheur à m’expatrier à jamais, et je trouvai enfin dans des chaînes d’or, dont je me liai moi-même volontairement, cette liberté littéraire sans laquelle jamais je n’eusse rien fait de bon… Pendant l’été précédent, que j’avais tout entier passé à Florence, j’y avais souvent rencontré, sans la chercher, une belle et très gracieuse dame. Étrangère de haute distinction, il n’était guère possible de ne la point voir et de ne pas la remarquer, plus impossible encore, une fois vue et remarquée, de ne pas lui trouver un charme infini. La plupart des seigneurs du pays et tous les étrangers qui avaient quelque naissance étaient reçus chez elle ; mais, plongé dans mes études et ma mélancolie, sauvage et fantasque de ma nature, et d’autant plus attentif à éviter toujours entre les femmes celles qui me paraissaient les plus aimables et les plus belles, je ne voulus point, cet été-là, me laisser présenter dans sa maison. Néanmoins il m’était arrivé très souvent de la rencontrer dans les théâtres et à la promenade. Il m’en était resté dans les yeux et en même temps dans le cœur une première impression très agréable ; des yeux très noirs et pleins d’une douce flamme, joints (chose rare) à une peau très blanche et à des cheveux blonds, donnaient à sa beauté un tel éclat qu’il était difficile, à sa vue, de ne pas se sentir tout à coup saisi et subjugué. Elle avait vingt-cinq ans, un goût très vif pour les lettres et les beaux-arts, un caractère d’ange, et, malgré toute sa fortune, des circonstances domestiques pénibles et désagréables qui ne lui permettaient d’être ni aussi heureuse ni aussi contente qu’elle l’eût mérité. Il y avait là trop de prestiges pour que j’osasse les affronter.

« Mais dans le cours de cet automne, pressé à plusieurs reprises par un de mes amis de me laisser présenter à elle, et me croyant désormais assez