Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/280

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Beaux jours, heures lumineuses, si l’ange inspirateur n’eût été enfermé dans un cachot et gardé à vue par le plus intraitable des geôliers ! Se figure-t-on Béatrice battue et outragée par l’un de ces personnages violens pour lesquels il y a un cercle particulier de l’enfer ? J’imagine que le deuxième cercle, destiné aux gourmands, devait renfermer aussi les ivrognes ; peut-on se représenter la messagère du monde idéal soumise à quelqu’un de ces grossiers personnages ? Certainement Dante l’aurait délivrée. Alfieri, gentilhomme et poète, crut remplir deux fois son devoir en brisant les chaînes de la jeune femme. Il raconte en ses mémoires qu’il dut s’adresser à l’autorité, c’est-à-dire au grand-duc lui-même, pour assurer l’évasion de la comtesse d’Albany et la soustraire aux violences de Charles-Edouard. La scène est vive, dramatique, mais on comprend que l’auteur de Marie Stuart, mêlé si directement à une aventure qui fit scandale en Italie, n’en veuille parler qu’à mots couverts. Le ministre protestant Louis Dutens, celui-là même à qui l’on doit une savante édition de Leibnitz, a complété le récit du poète dans le recueil de ses souvenirs intitulé Mémoires d’un voyageur qui se repose. Louis Dutens, qui avait quitté la France pour se soustraire aux persécutions religieuses, avait séjourné longtemps en Italie, d’abord comme attaché à l’ambassade anglaise auprès de la cour de Turin, puis comme chargé d’affaires de l’Angleterre dans la même résidence ; sa mission terminée, il parcourut les divers états italiens, et s’arrêta quelque temps à Rome et à Florence. Il habitait précisément cette dernière ville, quand arriva le singulier épisode qui mit en émoi toute la société de la péninsule. Louis Dutens, qui a eu le tort de raconter sa biographie en style un peu romanesque, est pourtant un esprit grave, un observateur attentif, et il n’y a aucune raison de suspecter son témoignage.

Il était convenu, — je résume la narration du ministre anglais, — il était convenu entre la comtesse et Alfieri qu’elle devait prendre enfin un parti décisif et chercher un asile hors de la maison conjugale. Le grand-duc, informé du projet, l’approuvait sans réserve. Une amie de la comtesse, Mme Orlandini, qui descendait de la famille jacobite du marquis d’Ormonde, était dans la confidence, ainsi que son cavalier servant, gentilhomme irlandais, nommé Gehegan. Le difficile était de déjouer la surveillance du comte, qui ne la quittait pas un instant, et la mettait littéralement sous clé chaque fois qu’il était obligé de sortir sans elle. À la promenade, à la messe, partout, on le voyait à ses côtés, comme un gardien hargneux. Enfin on tomba d’accord sur le plan ; chacun apprit son rôle, et au jour fixé, à l’heure dite, la petite comédie fut enlevée avec un merveilleux ensemble. Un matin, Mme Orlandini vint déjeuner chez la comtesse et lui proposa, en sortant de table, d’aller faire une visite au couvent