Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/365

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


II

Le portrait que sir Robert Wilson trace de Kutusov est d’une irréprochable fidélité. Noble de naissance, élevé encore par son mariage dans la hiérarchie aristocratique, signalé dès ses débuts par une bravoure brillante, blessé plusieurs fois, privé d’un œil, ce vaincu d’Austerlitz avait su garder son prestige. On se disait, pour l’excuser, qu’il avait désapprouvé la fameuse « marche de flanc » à laquelle l’orgueil national voulait à toute force attribuer cet éclatant revers. Il l’avait racheté d’ailleurs par ses succès en Turquie, tout récens alors, et par cette paix qu’il était parvenu à conclure avec le sultan, grâce à l’intervention de la diplomatie anglaise et suédoise. Il avait habité Paris, il aimait les Français ; il avait pour Napoléon lui-même une sorte de goût mêlé de méfiance. C’était un « bon vivant, » plein de courtoisie et de ruse, un Grec du bas-empire, alliant l’instruction européenne à l’intelligence souple des Orientaux, préférant les succès de la diplomatie aux risques du jeu des batailles, dont le détournaient d’ailleurs et son âge et ses infirmités ; Il avait en effet soixante-quatorze ans. Il était d’une corpulence énorme, et, même sur le champ de bataille, ne pouvait se mouvoir qu’à l’aide d’un de ces petits chariots russes qu’on appelle droschka. Tel était le héros alors populaire, tel était l’homme à qui, pour nous servir des expressions mêmes du tsar, « la noblesse russe avait confié le soin de venger l’honneur national et de défendre les restes de l’empire. »

Lié par ses engagemens, soumis aux exigences de l’opinion, il ne pouvait s’empêcher de livrer la bataille que Barclay lui-même, quand il dut résigner son commandement, regardait comme inévitable. Il la retarda néanmoins autant qu’il put, et de Jackovo, où elle devait être attendue par son prédécesseur, il recula le 30 août jusqu’au couvent de Rolotskoï, où il arriva le 2 septembre, et finalement le 3 jusqu’aux champs fameux de Borodino, Là tombèrent, selon M. Thiers, soixante mille Russes, quarante mille selon sir Robert Wilson, qui suppose, un peu gratuitement, notre perte égale à celle de l’ennemi[1]. Nous avions tiré soixante mille coups de canon,

  1. M. Thiers ne la porta qu’à trente mille hommes, puisque, après avoir évalué celle des Russes a soixante mille, il dit en propres termes : « Quatre-vingt-dix mille hommes étaient étendus, etc. »