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Korf répondait : « Écoutez, général, vous êtes venus sans invitation,…,il faudra vous en aller sans tambour ni trompette.. » L’autre sourit d’abord, mais, reprenant son sérieux : « N’est-ce pas une pitié, reprenait-il, que deux peuples faits pour s’estimer se livrent à une guerre d’extermination ? Nous vous ferons nos excuses d’être entrés chez vous, et sur nos frontières respectives nous nous donnerons une bonne poignée de main. — : Oui, reprit Korf, je crois en effet que, depuis quelque temps, nous avons acquis quelques droits à votre estime ; mais ne les perdrions-nous pas, général, si nous vous laissions vous en aller l’arme au bras ? » Dans une autre occasion, c’est Murat qui demande à Miloradovitch, en causant, de laisser fourrager la cavalerie sur la droite et la gauche du camp sans la tracasser sans cesse. « Voudriez-vous donc, répond le hardi partisan, nous ôter le plaisir de prendre vos plus beaux cavaliers comme des poules ? — Soit donc, on gardera les fourrageurs, reprend Murat. — A merveille ; nous ne demandons que des escarmouches, réplique Miloradovitch. » Ils échangeaient ces paroles le 7 septembre ; le 8, les Cosaques enlevaient quarante-trois cuirassiers ; le lendemain, 9, cinquante et quelques carabiniers, ce dont Miloradovitch se hâtait d’avertir Murat.

Le roi de Naples, au reste, n’allait pas tarder à sortir de son éblouissement. Dans la matinée du 17 octobre, cinq colonnes russes, plus une réserve, — en tout quatre-vingt-dix mille hommes environ avec cent quatre-vingts pièces de canon, — quittant les campemens de Taroutino, passèrent la Nara et allèrent au-delà de cette rivière prendre leurs positions d’attaque. Le 18, elles tombaient à l’improviste sur vingt-cinq ou trente- mille Français, éparpillés sur un espace de cinq ou six milles. La gauche de ce corps d’armée était séparée du centre et de l’aile droite par un ravin profond et un cours d’eau tributaire de la Nara. En avant de l’aile droite s’étendaient de grands bois qui traversaient la grande route de Taroutino à Moscou, et que, nonobstant cette circonstance essentielle, les généraux français n’avaient point fait occuper. En arrière d’eux, à Spass-Kouplia, cette route formait un étroit défilé, où, dans le cas d’une défaite, ils pouvaient être devancés, écrasés par un ennemi supérieur en nombre. C’est ce qui faillit arriver. Pendant que Beningsen attaquait soudainement l’aile gauche, aussitôt dispersée, Doctorov et Raefskoï se présentaient devant notre centre et notre droite, désormais hors d’état de porter secours à l’aile compromise, et Orlof Denisof, avec une forte colonne volante, tournant la gauche du camp français, allait se saisir du défilé de Spass-Kouplia. Murat, surpris dans son lit, eut à peine le temps de s’habiller pour se jeter parmi ses soldats, qui se débandaient. Il racheta, comme d’ordinaire,