Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/386

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nature humaine sous son plus dégradant aspect. Là même cependant, au sein de ce désordre abominable, de cet avilissement presque universel, parmi ces hommes hébétés, enragés, stupides, furieux, ravalés à la condition d’animaux féroces, cette même nature se manifeste avec ses plus magnifiques instincts, ses dévouemens les plus admirables. Ney, Éblé, les soldats de l’un, les pontonniers de l’autre, voilà les éclairs qui, dans l’histoire, sillonnent cette profonde nuit ; mais si même dans la foule, — dans cette foule qui ne « pose » pas, elle, qui ne rêve ni les statues ni l’immortalité, — si vous retrouvez aussi la fierté, la dignité de l’abnégation, si elle vous montre conservé jusqu’au seuil de la mort le dépôt sacré de l’honneur, et non pas de l’honneur individuel, mais de l’honneur national, que direz-vous ? Écoutez donc, et n’oubliez pas de qui émane ce glorieux témoignage :


«… A partir de ce moment ; un sentiment prévalut qui altérait presque dans leur essence toutes les relations humaines… Une insouciance, un abandon absolu s’étendirent à tout… On sembla désormais endurci contre toute autre pensée que celle d’un allégement éphémère aux tortures physiques contre lesquelles on avait à lutter. Cela fut vrai, sauf une honorable exception en faveur des Français qui, tombés aux mains des Russes, jamais ne purent être amenés, par aucunes séductions, par aucunes menaces, par aucunes privations, à jeter un reproche sur leur empereur, comme étant la cause de leurs malheurs et de leurs souffrances. C’était toujours ou « la chance des armes, » ou « des difficultés insurmontables, » ou « la destinée, » mais jamais, non jamais « la faute de Napoléon… » Ceux-là mêmes que la faim allait tuer refusaient la nourriture qu’on leur offrait plutôt que d’articuler un mot injurieux contre leur général, et de donner ce triomphe, cette joie, cette vengeance à ceux qui les pressaient de questions[1]. »


Dans cette terrible campagne de 1812, le moment décisif, l’heure suprême et. critique, c’est le moment, c’est l’heure où, après une solennelle harangue aux grenadiers de la vieille garde, pour leur remettre en dépôt l’honneur de l’armée, Napoléon, le 20 décembre, se décide à quitter Orscha, et marche au hasard vers cette rivière qu’un dernier prodige, un dernier désastre allaient rendre à jamais fameuse. Là ses ennemis s’étaient donné rendez-vous pour l’écraser. Derrière le pont de Borisov devait se trouver à heure dite, en vertu des instructions données par le tsar[2], une accumulation de

  1. Narrative of Events, p. 254.
  2. Elles sont reproduites par extraits dans le Narrative of Events p. 196 et 197). Le mouvement de concentration opéré pour couper la retraite aux Français y est très nettement dessiné. Steingell, que la défection de Bernadotte avait rendu disponible, et qui avait quitté la Finlande et débarqué à Revel le 0 septembre, à la suite du traité d’Abo, devait se trouver le 15 octobre à Sventziany, après avoir défait Macdonald. Là il rencontrerait Oudinot, défait par Wittgenstein, et le pousserait au-delà de la Vilia, au-delà du Niémen. Wittgenstein lui-même, parti de Sokolesqui dans les premiers jours d’octobre, devait être rendu, le 27 du même mois, à Dokchjtzy, pour nouer de là, par Minsk, ses opérations avec celles de Tchichagov, passer la Bérésina, occuper Lepel et tout le parcours de l’Oula Jusqu’au point où cette rivière tombe dans la Dvina, fortifier tous les défilés par lesquels l’ennemi pourrait tenter de s’ouvrir passage ; Tchichagov, qui, nous l’avons dit, avait traversé le Dniester à la date du 6 septembre, avait ordre de se trouver à Pinsk le 7 octobre ; le 15 il devait rallier Tormasov ; le 21, Minsk et Borisov seraient occupées par lui, ainsi que tout le cours de la Bérésina, etc.