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consentît à tout, loin de se hâter d’user de ses pouvoirs illimités, le duc de Vicence avait pris soin de n’en pas laisser soupçonner l’étendue aux plénipotentiaires étrangers. Plus réservé qu’on ne le lui avait prescrit, il avait fait preuve en cette affaire d’une prudence dont maintenant surtout l’empereur était tenu de lui savoir gré, et qui rendait d’autant plus choquans les reproches qui lui étaient adressés. Le duc de Vicence, atteint dans son honneur, en fut vivement blessé, et les repoussa avec une calme et mâle dignité. « J’ai besoin d’exprimer particulièrement à votre majesté, écrivait-il de Châtillon le 5 mars, toute ma peine de voir mon dévouement méconnu. Elle est mécontente de moi, elle le témoigne et charge de me le dire. Ma franchise lui déplaisant, elle la taxe de rudesse et de dureté. Elle me reproche de voir partout les Bourbons, dont, peut-être à tort, je ne parle qu’à peine. Votre majesté oublie que c’est elle qui en a parlé la première dans les lettres qu’elle a écrites ou dictées. Dans la situation où sont les esprits, dans l’état de fièvre où est l’Europe, dans l’anxiété et la lassitude où est la France, la prévoyance doit tout embrasser ; elle n’est que de la sagesse… Est-ce ma faute si je suis le seul qui tient ce langage de dévouement à votre majesté, si ceux qui vous entourent et qui pensent comme moi, craignant de lui déplaire et voulant la ménager, n’osent lui répéter ce qu’il est de mon devoir de lui dire ? Quelle gloire, quel avantage peut-il avoir pour moi à prêcher, à signer même cette paix, si toutefois on parvient même à la faire ? Cette paix ou plutôt ces sacrifices ne seront-ils pas pour votre majesté un éternel grief contre son plénipotentiaire ? La partie est trop bien liée pour la rompre. En acceptant le ministère dans les circonstances où je l’ai pris, en me chargeant ensuite de cette négociation, je me suis dévoué pour vous servir, pour sauver mon pays. Je n’ai point eu d’autre but, et celui-là était assez élevé, assez noble, pour me paraître au-dessus de tous les sacrifices… Votre majesté peut dire de moi tout le mal qu’il lui plaira ; au fond de son cœur, elle ne pourra en penser. Elle sera forcée de me rendre toujours la justice de me regarder comme l’un de ses plus fidèles sujets et l’un des meilleurs citoyens de cette France que je ne puis être soupçonné de vouloir avilir, quand je donnerais ma vie pour lui sauver un village[1]… »

Ces paroles émues, pleines d’honneur, de vérité et de bon sens, auraient dû ouvrir les yeux de Napoléon ; mais il se croyait encore en état d’imposer la loi à ses ennemis, il ne voulut rien écouter. En réponse à la déclaration des alliés, il expédia au duc de Vicence un contre-projet définitif de traité qu’il avait en partie rédigé lui-même.

  1. Lettre du duc de Vicence, 5 mars 1814.