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une catastrophe politique ; mais la royauté est une : c’est elle qui est frappée. En montant sur le trône, le monarque entre dans la solidarité de la monarchie ; il porte les dettes de sa fonction. Le souverain change de nom et de visage ; mais il est toujours, comme dit l’Espagne ; moi le roi. Les Français ont deux maximes plus vraies peut-être qu’ils ne pensent : le mort saisit le vif ; le roi ne meurt pas. Ce n’est donc pas « ce roi » qui est innocent ou coupable, c’est « le roi. » Il y a des séries de fautes que le temps accumule ; si dans l’intervalle la souveraineté change de nom, qu’importe à la justice ? La souveraineté répond de tous les actes de la souveraineté : « Si elle organise aujourd’hui un germe mauvais dont le développement doit opérer une catastrophé dans cent ans, ce coup frappera justement la couronne dans cent ans. » Platon, dans le Gorgias, a dit ce mot régicide : « Le chef d’un état n’est jamais immolé injustement lorsqu’il l’est par ceux dont il est le chef. » Joseph de Maistre, on le pense bien, cite ce mot avec quelque effroi, il n’ose pas même le traduire, et il en jette le texte dans une note ; « mais, ajoute-t-il, si on entend sa proposition dans le sens que je vous présente maintenant, il pourrait bien avoir raison. »

C’est incontestablement un fait des plus frappans et des plus inexplicables que cette réversibilité, cette responsabilité en commun de tous les individus de la race humaine. Joseph de Maistre aurait pu étendre encore cette idée et y comprendre non-seulement les agrégations instituées ; la royauté, la noblesse, mais toute la société dans son ensemble. Quelle génération n’a souffert par la faute des générations précédentes et travaillé pour les générations futures ? Le moyen âge n’a été qu’une expiation dix fois séculaire de la corruption de l’empire romain, qui appela l’irruption de la barbarie, et nous jouissons du fruit de ses douleurs et de ses longs efforts pour en sortir. Cette réversibilité temporelle est comme un flux et un reflux de souffrances, de travaux et de services qui roulent d’un siècle à l’autre, et impose à tous, à travers les âges, une dette et une reconnaissance réciproques. Tous, par un instinct invincible, nous travaillons pour ceux qui ne sont pas encore, nous profitons des sueurs de ceux qui ne sont plus. Les grands inventeurs sont morts à la peine sous le souffle de leur génie, sans jouir de leur œuvre. Qui n’honore les, martyrs soit de la religion, soit de la liberté, soit de la science, ou même de l’industrie ? C’est donc un fait visible et palpable que celui de la communauté des mérites : peut-il être autre chose que le reflet dans cette vie d’une loi de la vie supérieure, autre chose qu’une image sensible de ce monde intelligible et lumineux que, selon Platon, nous ne connaissons que par les ombres qu’il projette sur le nôtre ?