Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/596

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses conversations avec le poète impatient du joug, lorsqu’elle écrit ces mots dans son livre de la Littérature : « Si la liberté s’établissait en Italie, il est hors de doute que tous les hommes qui indiquent actuellement des talens distingués les porteraient beaucoup plus loin encore ? Mais une nation chez laquelle la pensée a si peu d’indépendance et l’émulation si peu d’objet peut-elle avoir toute sa valeur ? » Elle exprime la même pensée plus loin et l’applique expressément à Victor Alfieri au sujet de l’art dramatique. Comment M. de Reumont, si empressé à recueillir tout ce qui concerne ses héros, à rassembler sur eux jusqu’aux plus insignifians témoignages, a-t-il pu oublier cet épisode ? J’aperçois ici une des preuves les plus curieuses du rôle que jouait la comtesse auprès du poète, de la protection dont elle le couvrait, du soin avec lequel elle éveillait pour lui les sympathies et préparait sa gloire. Mme de Staël aime la comtesse d’Albany et voudrait bien placer le nom de son protégé dans les tableaux qu’elle trace à grands traits de la littérature universelle ; Alfieri toutefois, on le sent bien, lui plaît médiocrement : cette inspiration heurtée, saccadée, cette langue haletante, ces traces partout visibles d’un laborieux et douloureux effort, cette espèce de fureur mêlée à ce qu’il y a de factice, et, il faut bien le dire, de superficiel dans maintes créations du poète, tout cela ne devait guère séduire l’improvisatrice éloquente qui allait bientôt admirer à cœur ouvert la puissance de Goethe et l’enthousiasme de Schiller. Que fera-t-elle ? Il faut qu’elle nomme Alfieri, la justice le veut, et Mme d’Albany en sera heureuse ; elle le nomme donc, mais non pas auprès des quatre souverains de l’art auxquels Alfieri pense sans cesse, elle le nomme auprès de Métastase, et elle rejette, comme tout à l’heure, sur les mauvaises influences de l’époque, les fautes qu’elle est obligée de lui reprocher. « Une question, dit-elle, me reste à examiner. Les Italiens ont-ils poussé très loin l’art dramatique dans leurs tragédies ? Malgré le charme de Métastase et l’énergie d’Alfieri, je ne le pense pas. Les Italiens ont de l’invention dans les sujets et de l’éclat dans les expressions ; mais les personnages qu’ils peignent ne sont point caractérisés de manière à laisser de profondes traces, et les douleurs qu’ils représentent arrachent peu de larmes. C’est que, dans leur situation politique et morale, l’âme ne peut avoir son entier développement ; leur sensibilité n’est pas sérieuse, leur grandeur n’est pas imposante, leur tristesse n’est pas sombre. Il faut que l’auteur italien prenne tout en lui-même pour faire une tragédie, qu’il s’éloigne entièrement de ce qu’il voit, de ses idées et de ses impressions habituelles, et il est bien difficile de trouver le vrai de ce monde tragique alors qu’il est si distant des mœurs générales. » Mme de Staël craint d’avoir été trop sévère,