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et aussitôt, pour atténuer ses paroles, elle signale au moins une passion, la vengeance, que les Italiens savent exprimer avec force, et celui de tous, ajoute-t-elle, qui l’a le mieux représentée sur la scène, c’est Alfieri dans sa Rosemonde.

Plus tard, après la mort d’Alfieri, Mme de Staël l’appréciera d’une façon plus précise et plus juste. Mieux initiée au développement de ses œuvres, balançant les mérites et les défauts du poète, elle prononcera, par la bouche de Corinne, ce jugement si vrai, si parfaitement équitable, que M. Villemain développera un jour avec tant de richesse et d’art en ses éloquentes leçons sur le XVIIIe siècle :


« Alfieri, par un hasard singulier, était pour ainsi dire transplanté de l’antiquité dans les temps modernes ; il était né pour agir, et il n’a pu qu’écrire : son style et ses tragédies se ressentent de cette contrainte. Il a voulu marcher par la littérature à un but politique : ce but était le plus noble de tous sans doute ; mais n’importe, rien ne dénature les ouvrages d’imagination comme d’en avoir un. Alfieri, impatienté de vivre au milieu d’une nation où l’on rencontrait des savans très érudits et quelques hommes très éclairés, mais dont les littérateurs et les lecteurs ne s’intéressaient pour la plupart à rien de sérieux, et se plaisaient uniquement dans les contes, dans les nouvelles, dans les madrigaux, Alfieri, dis-je, a voulu donner à ses tragédies le caractère le plus austère. Il en a retranché les confidens, les coups de théâtre, tout, hors l’intérêt du dialogue. Il semblait qu’il voulait ainsi faire faire pénitence aux Italiens de leur vivacité et de leur imagination naturelle. Il a pourtant été fort admiré, parce qu’il est vraiment grand par son caractère et par son âme, et parce que les habitans de Rome surtout applaudissent aux louanges données aux actions et aux sentimens des anciens Romains, comme si cela les regardait encore. Ils sont amateurs de l’énergie et de l’indépendance, comme des beaux tableaux qu’ils possèdent dans leurs galeries. Mais il n’en est pas moins vrai qu’Alfieri n’a pas créé ce qu’on pourrait appeler un théâtre italien, c’est-à-dire des tragédies dans lesquelles on trouvât un mérite particulier à l’Italie, et même il n’a pas caractérisé les mœurs des pays et des siècles qu’il a peints. Sa Conjuration des Pazzi, Virginie, Philippe II, sont admirables par l’élévation et la force des idées ; mais on y voit toujours l’empreinte d’Alfieri, et non celle des nations et des temps qu’il met en scène. Bien que l’esprit français et celui d’Alfieri n’aient pas la moindre analogie, ils se ressemblent en ceci que tous les deux font porter leurs propres couleurs à tous les sujets qu’ils traitent… Les Italiens aiment passionnément les beaux-arts, la musique, la peinture et même la pantomime, enfin tout ce qui frappe les sens. Comment se pourrait-il donc que l’austérité d’un dialogue éloquent fût le seul plaisir théâtral dont ils se contentassent ? C’est en vain qu’Alfieri, avec tout son génie, a voulu les y réduire… Loin de diminuer sur le théâtre italien les plaisirs de l’imagination, il me semble qu’il faudrait au contraire les augmenter et les multiplier de toutes les manières. Le goût vif des Italiens pour la musique et pour les ballets a grand spectacle est un indice de la puissance de