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d’écrire et une méthode de penser, chacun devrait travailler à se créer un genre. Nous devrions, dans le monde de l’esprit, imiter l’infinie diversité des combinaisons de la nature par une exacte application de nos facultés au but qu’elles peuvent atteindre et une recherche sincère du meilleur emploi de nous-mêmes. L’imagination est une faculté générale qui a ses modes particuliers dans les individus, et ces modes sont en nombre infini. Il s’agit donc pour chacun de trouver le genre qui correspond le mieux au mode d’imagination qu’il représente, et, si ce genre n’existe pas, de le créer. Nous mettons une sorte d’orgueil et de point d’honneur vraiment ridicule à vouloir faire exactement les mêmes choses que fait notre voisin, et nous ne voulons pas comprendre que, si nous devons réussir, nous réussirons par d’autres moyens que ceux qu’il a employés. Il nous semble que nous nous sentirions humiliés, si nous étions obligés de reconnaître que nous ne sommes pas propres à tel ou tel genre littéraire. Il faudrait cependant bannir courageusement ce respect humain, qui est, lui, un vrai signe d’infériorité et de vanité. Il y a des hommes doués de l’inspiration la plus ardente et de l’esprit d’observation le plus minutieux qui n’auraient jamais réussi dans le genre, du roman, et qui ne se regarderaient pas pour cela comme inférieurs à tel ou tel romancier de talent douteux. Les Anglais, qui s’assujettissent moins que nous aux conventions littéraires, nous offriraient en foule des exemples d’indépendance et de sincérité. Ils ne peuvent comprendre qu’un homme bien doué consente à gâter son talent pour le vain plaisir de marcher dans la route où d’autres ont marché, et accepte une infériorité réelle pour échapper à une infériorité apparente. Charles Lamb était certainement un homme d’imagination, et cependant il n’a écrit que de courts essais, de petites nouvelles, des boutades ; il a été récompensé de sa modestie, car chacun. de ses petits essais est une merveille de délicatesse. Hazlitt - était certainement un homme d’imagination, et cependant il n’a jamais écrit d’œuvre d’imagination à proprement parler ; il s’est contenté d’écrire des aperçus moraux, clés notices, des portraits, des livres de critique, Lamb et Hazlitt survivent parce qu’ils ont eu le bon goût et le bon esprit de chercher des formes littéraires adéquates à leur talent ; leur nom serait justement oublié, s’ils avaient voulu se mesurer avec des genres que leur nature leur interdisait. C’est le même exemple salutaire que donne M. Michelet aux jeunes contemporains. Il confesse quelque part sans se faire prier qu’il ne saurait faire un roman, et qu’il ne possède pas ce genre de talent. Son imagination n’est cependant pas inférieure, je suppose, à celle de la plupart de nos romanciers. Il a cherché des sujets sur lesquels cette imagination pût aimer à s’exercer, des cadres nouveaux où il pût enfermer les tableaux qu’il sait animer, un genre qui lui permît