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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/769

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REVUE. — CHRONIQUE.

qu’on se permet contre toutes les autres classes et toutes les autres professions de la société. Tout cela est vrai, et cependant M. Augier s’est rendu coupable envers la presse d’une grave injustice en lui attribuant un état de choses qu’elle n’a pas créé, et en transportant cet état de choses dans un temps où il n’existait pas. M. Augier s’élève contre l’invasion dans la presse des hommes de finance, et insinue qu’on devrait prendre des mesures afin d’empêcher que la direction des journaux ne tombât entre leurs mains. Nous n’osons pas dire qu’il ait tort : point n’est besoin de réfléchir longtemps pour voir les inconvéniens qui résultent d’une pareille direction. Nous portons tous en toutes choses les préoccupations qui nous sont habituelles, et il est à craindre qu’entre les mains des gens de finance, la question d’intérêt matériel, les affaires personnelles, le jeu de bourse en un mot, ne l’emportent sur la question d’opinion générale et les intérêts de parti. Il est à craindre que la quatrième page n’empiète sur le corps du journal, et que la politique et la littérature ne soient plus que des annexes du bulletin financier et de la feuille d’annonces, de plus en plus envahissante. Toutes ces craintes sont très fondées, et M. Augier a parfaitement le droit de signaler le mal ; mais il sait sans doute comment le mal s’est produit. L’invasion des financiers dans la presse n’est pas un fait spontané ; ce fait a des causes, et, en cherchant bien, peut-être M. Augier les trouverait-il dans une certaine situation politique à laquelle a voulu mettre fin un décret récent : il est un résultat de l’attiédissement des opinions politiques. M. Augier a l’air de présenter ce mal non comme un accident, mais comme inhérent à la constitution même de la presse, comme un mal général qui aurait existé de tout temps. M. Augier sait bien qu’il n’en est rien, et que le fait qu’il signale est tout récent. De quel droit alors vient-il attribuer à la presse d’un régime tombé un état de choses qu’elle n’a pas créé et qu’elle n’a jamais connu ? Pendant toute la durée du régime sous lequel il a plu à M. Augier, on ne sait pour quel motif, de placer la scène de sa comédie, la presse n’a jamais cessé d’être ce qu’elle doit toujours être : la représentation des diverses opinions qui partagent la société. La direction des journaux n’a pas cessé un seul instant d’être ce qu’elle doit être, c’est-à-dire collective et morale, et n’est pas sortie des mains qui doivent toujours la tenir et la garder. En règle générale, il n’y a plus de presse dès que la direction cesse d’être collective et morale, et que l’argent, au lieu d’être un agent, est un souverain, car alors il n’y a plus que des intérêts individuels qui suivent leur loi naturelle et vont où le gain les appelle. Voilà quels sont en matière de presse la loi et les prophètes. Or, pendant toute la durée du régime sous lequel l’auteur a placé l’action de son drame, cette loi a été en vigueur, et l’on n’a jamais eu l’occasion de recourir à l’étrange remède que propose M. Augier pour guérir le mal signalé par lui, l’institution d’un concours de baccalauréat es journalisme et de doctorat es direction. Si Vernouillet avait voulu avoir un organe de ses intérêts à lui Vernouillet, il aurait été obligé de fonder un journal nouveau moyennant cautionnement ; mais, achetant un journal existant déjà, comme il le fait dans la pièce de M. Augier, il aurait été obligé d’accepter les conditions du parti représenté par ce journal. M. Augier n’a donc pas attaqué la presse en elle-même, mais il s’est rendu coupable d’une injustice volontaire envers la presse d’une autre époque,