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lettres de Sismondi quelques lignes assez curieuses où cet art de magicienne (c’est le terme qu’il emploie) est représenté vivement, non sans un léger grain d’ironie :


«….. J’ai reçu de Mme Brun deux lettres de Florence ; elle y parle de vous, madame, avec un enchantement, avec un enthousiasme, qui m’ont fait un sensible plaisir. Vous avez réellement trouvé moyen de faire pour elle un paradis de Florence. Elle y parle de ceux qu’elle a vus chez vous et par vous comme d’hommes extraordinaires, d’hommes supérieurs ; quelquefois je doutais si c’était bien à Florence qu’elle avait trouvé tout cela, ou si elle n’y avait point vécu dans le XVe siècle plutôt qu’aujourd’hui. Après tout, je soupçonne que vous êtes deux, magiciennes, et que tout ce monde si distingué était de votre création ou de la sienne. Encore votre manière de créer est-elle fort différente : vous regardez toujours le monde de haut en bas en le jugeant ; elle le place dans les nuages que le soleil colore, et dont elle arrête les forme dans son imagination. Vous avez fait valoir les gens que vous lui présentiez, parce vous aviez démêlé leurs qualités, que vous mettiez au grand jour ; mais c’étaient toujours eux. Elle les a rêvés dans sa tête, et celui-il serait bien habile qui reconnaîtrait les portraits qu’elle en fait. »


Ainsi un salon du XVe siècle, un salon de la renaissance, tout rempli de grands hommes et d’esprits supérieurs, grâce à cet art de transfiguration magique dont Mme d’Albany avait le secret, voilà ce que présentaient sous l’empire les réunions déjà célèbres de la casa d’Alfieri. Rien de politique, aucune inspiration ardemment libérale, et sous ce rapport nulle ressemblance avec la colonie de Coppet. La châtelaine toutefois avait ses pensées de derrière, comme dit Pascal. Elle savait à l’occasion juger les événemens et les acteurs. Les principes que lui avait légués Alfieri, et que Sismondi ravivait dans son âme, éclataient à de certaines heures, en présence des confidens éprouvés. C’est pour ce cercle intime et pour ces heures de liberté que l’historien des républiques italiennes écrivait des lettres comme celle-ci :


«… Dans la crise où nous vivons, ce serait grande folie que de s’inquiéter de l’avenir : qui peut savoir à qui il appartiendra ? Rien de ce qui nous entoure ne porte un caractère de durée ; nous sommes arrivés aux extrêmes de tout. Ce n’est qu’à présent qu’on commence à sentir les effets de la révolution, parce qu’à présent seulement ceux qui sont nés pendant ses premières années entrent dans l’âge de la force et des combats. Un vide énorme se présente dans la population ; le nombre de mariages est réduit d’une manière effrayante ; les ouvriers manquent à l’agriculture ; les denrées ne trouvant plus d’acheteurs, les fermiers sont obligés de résilier leurs baux et d’abandonner le travail des campagnes ; le commerce et les manufactures sont depuis longtemps en ruine tout s’épuise, tout finit, et cependant avec cette misère et cette dépopulation la guerre va recommencer du nord au midi. Nous serons bientôt réduits à l’état où nous voyons la Valachie et