Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/796

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prenait les choses moins au tragique, fait gaiement allusion à ce contraste :


« Coppet, 4 avril 1810.

« Vous voilà, madame, comme le pécheur de l’Évangile, forcée d’entrer en paradis. Si j’avais le bonheur d’être à Paris, je trouverais cela le mieux du monde, et j’en profiterais pour vous y faire ma cour comme je l’ai faite la moitié de ma vie… Daignez me dire ce que vous faites ; comment vous trouvez-vous dans votre nouveau domicile ? Si vous y restiez, mon désir d’y aller serait très grand, et je ne sais comment j’y résisterais… Je suis dans un pays où l’on vous envie vos péchés, si tant est que vous en ayez commis, et encore plus votre purgatoire… J’ai eu de vos nouvelles par Sismondi, qui est ici à faire ses adieux à la padrona di casa, que nous voyons partir avec bien des regrets. Je n’ai pas d’idée de ce que la conversation deviendra lorsqu’elle ne sera plus ici. Il me semble que nous allons tous être muets ou crétins. Indépendamment de son esprit et de son cœur, il y a chez elle des rassemblemens de monde si rares et si variés qu’il en résulte la société la plus piquante, et des réunions qui souvent par leur seul contraste sont d’intéressantes comédies. Dans quelques mois, vous verrez son ouvrage sur l’Allemagne… »


Pendant toute cette année 1810, Mme d’Albany continua ses études sur la société parisienne, et l’on devine par les répliques de ses correspondans les sentimens qui l’animaient. « Si vous n’avez pas persuadé Mme de Staël sur Paris, — c’est Sismondi qui parle, — moi du moins je suis tout converti. Je ne saurais désirer ces grandes cohues, ni cet esprit d’épigrammes tel qu’il nous revient dans les lettres de plusieurs de nos amis, ces bons mots contre le pouvoir avec lesquels on se croit dispensé d’avoir de la noblesse dans les sentimens et la conduite, ce mélange dégoûtant d’empressement pour servir et de moquerie contre ce qu’on sert… » Voilà des traits assez vifs, ce me semble, et d’une vérité facilement reconnaissable. Lui au contraire, après avoir protesté pendant dix ans contre le régime oppressif de l’empire, si la situation change de fond en comble, il pourra devenir un jour le défenseur de Napoléon contre les rois coalisés. C’est ce qu’il fera en 1815, après le retour de l’île d’Elbe, mais il le fera sans servilité comme sans trahison, et pourra toujours porter la tête haute. Le jour où l’empereur, quelques semaines avant Waterloo, fit venir aux Tuileries l’ami de la comtesse d’Albany et de Mme de Staël pour le remercier des articles si français insérés par lui au Moniteur, il dut se rappeler, j’imagine, le mot spirituel et sensé d’Andrieux : « On ne s’appuie que sur ce qui résiste. »

Parmi les personnes que la comtesse d’Albany apprécia le plus, soit dans les salons de la ville, soit dans les réunions de la cour