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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/932

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II

Nous avons vu que sir Henri Bulwer, dans ses questions, demandait si la population chrétienne n’aimerait pas mieux entrer au service militaire que de payer une taxe d’exemption. M. Abbott répond : « Les chrétiens aimeraient bien mieux entrer dans l’armée que de payer la taxe d’exemption, supposé qu’ils formassent des régimens séparés et qu’ils eussent la même perspective d’avancement que les musulmans. » Le service militaire sans l’égalité d’avancement, c’est la servitude, et je comprends aisément que les chrétiens ne veuillent pas l’un sans l’autre ; le traité de Paris et le hatt-humayoun avaient promis l’un et l’autre aux chrétiens d’Orient. Le droit d’être soldats comme les musulmans et d’avancer comme les musulmans, voilà pour les chrétiens d’Orient la véritable égalité. Ils ne seront dans l’état les égaux des musulmans que s’ils sont soldats comme eux, et s’ils peuvent, comme eux, être officiers. Le vers de Lucain, que M. de Lafayette avait donné pour devise à la garde nationale de 1789 :

Ignorantne datos, ne quisquam serviat, enses ?


est surtout vrai en Orient. Là, sans la force, point de liberté, point d’égalité possible. Je donnerais de grand cœur toutes les prérogatives prétendues que le hatt-humayoun a accordées aux chrétiens d’Orient pour le maintien du droit d’être soldats et officiers. Il n’y a que cette prérogative-là qui soit efficace ; avec elle, les chrétiens obtiendront toutes les autres. Aussi la Porte-Ottomane s’est empressée de refuser aux chrétiens ce droit qu’elle avait solennellement proclamé devant l’Europe. C’est la première et la plus grave violation du traité de Paris.

Mais, dira-t-on, pourquoi, selon le consul anglais de Monastir, les chrétiens veulent-ils former des régimens séparés ? pourquoi ne pas admettre le mélange des races et des religions dans le même régiment ? C’est là ce qui fait la véritable égalité. — Oui, c’est là ce qui achève l’égalité, mais ce n’est pas là ce qui la crée. Les chrétiens savent bien que, s’ils sont confondus avec les Turcs dans le même régiment, les Turcs y seront toujours officiers et commandans. Les jeunes chrétiens seront forcés à l’apostasie, et le recrutement sera une pépinière de renégats. Voilà pourquoi ils demandent à faire des régimens séparés. Ils savent que l’orgueil musulman ne se soumettra jamais à l’humiliation d’être commandé par un giaour, et je trouve à ce sujet une conversation curieuse dans l’ouvrage du capitaine Nicolaïdy entre un musulman prétendu civilisé et un voyageur européen. L’entretien a lieu à Monastir même. Le Turc veut faire l’homme éclairé et poli, l’homme qui a vécu quelque temps à