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faux poisson, c’est l’homme. Ils se flairent et se cherchent, ils ont faim l’un de l’autre. L’ours fuit parfois pourtant, décline le combat, croyant l’autre encore plus féroce et plus cruellement affamé.

L’homme qui a faim est terrible. Armé d’une simple arête de poisson, il poursuit cette bête énorme ; mais il aurait péri cent fois, s’il n’avait eu à manger que ce redoutable, compagnon. Il ne vécut que par un crime. La terre ne donnant rien, il chercha vers la mer, et comme elle était close, il ne trouva à tuer que son ami le phoque. En lui, il trouvait concentrée la graisse de la mer, l’huile, sans laquelle il serait mort de froid encore plus que de faim.

Le rêve du Groenlandais, c’est, à sa mort, de passer dans la lune, où il y aura du bois de chauffage, le feu, la lumière du foyer. L’huile ici-bas tient lieu de tout cela. Bue à flots, elle le réchauffe : grand contraste entre l’homme et les amphibies somnolens, qui, même en ce climat, savent vivre sans grandes souffrances. L’œil doux du phoque l’indique assez. Nourrisson de la mer, il est toujours en rapport avec elle. Il y reste des interstices où l’excellent nageur sait se pourvoir. Tout lourd qu’on le croirait, il monte adroitement sur un glaçon et se fait voiturer. Épaisse de mollusques, grasse d’atomes animés, l’eau nourrit richement le poisson pour l’usage du phoque, qui, bien repu, s’endort sur son rocher d’un lourd sommeil que rien ne rompt.

La vie de l’homme est toute contraire. Il semble être là malgré Dieu, maudit, et tout lui fait la guerre. Sur les photographies que nous avons de l’Esquimau, on lit sa destinée terrible dans la fixité du regard, dans son œil dur et noir, sombre comme la nuit. Il semble pétrifié d’une vision, du spectacle habituel d’un infini lugubre, Cette nature de terreur éternelle a couvert d’un masque d’airain sa forte intelligence, rapide cependant et pleine d’expédiens dans une vie de dangers imprévus.

Qu’aurait-il fait ? Sa famille avait faim et ses enfans criaient ; sa femme, enceinte, grelottait sur la neige. Le vent du pôle leur jetait infatigablement ce déluge de givre, ce tourbillon de fines flèches qui piquent et entrent, hébètent, font perdre la voix et le sens. La mer fermée, plus de poisson. Mais le phoque était là. Et que de poissons dans un phoque, quelle richesse d’huile accumulée ! Il était là endormi, sans défense. Même éveillé, il ne fuit guère. Il se laisse approcher, toucher. Il faut le battre, si on veut l’éloigner. Ceux qu’on prend jeunes, on a beau les rejeter à la mer, ils vous suivent obstinément. Une telle facilité dut troubler l’homme et le faire hésiter, combattre la tentation. Enfin le froid vainquit, et il fit cet assassinat. Dès lors il fut riche et vécut.

La chair nourrit ces affamés. L’huile, absorbée à flots, les réchauffa.