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grand objet de concupiscence pour ceux dont l’huile est le premier besoin ! Le poisson la donne par gouttes, le phoque par flots, la baleine en montagne.

Ce fut un homme, celui qui le premier tenta un pareil coup, qui, mal monté, mal armé, et la mer grondant sous ses pieds, dans les ténèbres, dans les glaces, seul à seul, joignit le colosse ; — celui qui se fia tellement à sa force et à son courage, à la vigueur du bras, à la raideur du coup, à la pesanteur du harpon ; — celui qui crut qu’il percerait et la peau et le mur de lard, la chair épaisse ; — celui qui crut qu’à son réveil terrible, dans la tempête que le blessé fait de ses sauts et de ses coups de queue, il n’allait pas l’engouffrer avec lui. Comble d’audace ! il ajoutait un câble à son harpon pour poursuivre sa proie, bravait l’effroyable secousse, sans songer que la bête pouvait descendre brusquement, s’enfuir en profondeur, plonger la tête en bas.

Il y a un bien autre danger : c’est qu’au lieu de la baleine, on ne trouve à sa place l’ennemi de la baleine, la terreur de la mer, le cachalot. Il n’est pas grand, n’a guère que soixante ou quatre-vingts pieds. Sa tête, à elle seule, fait le tiers, vingt ou vingt-cinq. Dans ce cas, malheur au pêcheur ! c’est lui qui devient le poisson, il est la proie du monstre. Celui-ci a quarante-huit dents énormes et d’horribles mâchoires, à tout dévorer, homme et barque. Il semble ivre de sang ; sa rage aveugle épouvante tous les cétacés, qui fuient en mugissant, s’échouent même au rivage, se cachent dans le sable ou la boue. Mort même, ils le redoutent, n’osent approcher de son cadavre. La plus sauvage espèce de cachalot est l’ourque ou le physeter des anciens, tellement craint des Islandais qu’ils n’osaient le nommer en mer de peur qu’il n’entendît et n’arrivât. Ils croyaient au contraire qu’une espèce de baleine, la jubarte, les aimait, les protégeait, et provoquait le monstre afin de les sauver.

Plusieurs disent que les premiers qui affrontèrent une si effrayante aventure devaient être exaltés, excentriques et cerveaux brûlés. La chose, selon eux, n’aurait pas commencé par les sages hommes du Nord, mais par nos Basques, les héros du vertige. Marcheurs terribles, chasseurs du Mont-Perdu et pêcheurs effrénés, ils couraient en batelet leur mer capricieuse, le golfe ou gouffre de Gascogne. Ils y péchaient le thon ; ils y virent jouer des baleines et se mirent à courir après, comme ils s’acharnent après l’izard dans les fondrières, les abîmes, les plus affreux casse-cous. Cet énorme gibier, énormément tentant pour sa grosseur, pour la chance et pour le péril, ils le chassèrent à mort et n’importe où, quelque part qu’il les conduisît. Sans s’en apercevoir, ils poussaient jusqu’au pôle. Là, le pauvre colosse croyait en être quitte, et, ne supposant pas sans