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données psychologiques. On en tirerait facilement une esthétique complète ; ils sont reliés les uns aux autres, quel qu’en soit le sujet, par le lien d’une même philosophie. Il y a tout un système au fond des contes de M. Chatrian, le système bien connu au dernier siècle sous le nom de philosophie des sensations, renouvelé selon les méthodes de l’école allemande. C’est cette même philosophie, longtemps tenue pour vulgaire, flétrie même de quolibets odieux et déclarée incapable d’enfanter rien de beau et de grand, le sensualisme pour l’appeler de son nom, que nous avons vue de nos jours s’élever à des hauteurs que peu de philosophies ont atteintes, et se déployer dans l’art, dans la critique, dans l’explication de la nature avec une vigueur et un éclat peu communs. Les victoires remportées par cette philosophie des sensations portent avec elles leur enseignement, et pourront enseigner la modestie à plus d’une philosophie rivale. La morale de cette leçon sera sans doute que, dans la république des esprits comme dans le monde, il ne faut mépriser personne, puisque le plus dédaigné des systèmes, le plus honni, le plus conspué, s’est montré à un jour donné capable de prodiges, et a conquis ses titres de noblesse sur le champ de bataille de la vérité ; il a conquis ses titres de noblesse, nous insistons à dessein sur ce mot, parce qu’il a eu les deux qualités qui confèrent la noblesse, l’amour et l’admiration. Lui qu’on condamnait depuis sa naissance à la bassesse, à la vulgarité, au monde des sens, il a fait effort pour comprendre, et il s’est mis au niveau de tout ce qu’il y a de grand et de noble mieux que bien des philosophies de meilleur renom. Il est entré avec une admiration respectueuse dans l’intelligence de la religion, de la poésie, de l’art, et il a trouvé pour rendre ses émotions des accens pleins de grandeur. M. Erckmann-Chatrian appartient à cette philosophie des sensations, et si l’on voulait marquer la nuance de la jeune école à laquelle il se rattache, je crois qu’il faudrait indiquer surtout celle qui est représentée par M. Taine. Les Contes fantastiques et les Contes de la Montagne vous donneront sous une forme dramatisée, si vous savez les lire, les principaux chapitres de cette esthétique. Les Trois Âmes vous expliqueront la psychologie sur laquelle repose toute cette théorie matérialiste de l’art ; l’Œil invisible, la force de fascination de l’exemple et la puissance de l’instinct d’imitation ; le Requiem du Corbeau, l’exaltation de génie à laquelle peut amener une obsession ridicule, et l’origine humble et souvent misérable des grandes œuvres d’art ; l’Esquisse mystérieuse, la clairvoyance et la vivacité d’intuition que créent chez l’artiste ses préoccupations personnelles ; le Violon du Pendu, la force d’inspiration qui est contenue dans le malheur et les situations désespérées, etc. Cette esthétique, excellente et vraie dans quelques-unes de ses parties, fait cependant une part beaucoup trop