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à quelque distance des fleuves et des rivières, leur aspect sauvage et primitif. Un silence profond régnait dans ces vastes solitudes, traversées à de rares intervalles par des caravanes de chariots. La passion des aventures et la soif des conquêtes qui devaient un jour pousser les Américains à déborder sur les territoires de leurs voisins ne se révélaient encore que par de vagues indices. La Sabine, qui sépare la Louisiane du Texas, — devenu depuis longtemps l’un des états de la confédération américaine, — formait alors la ligne de démarcation entre le Mexique et les États-Unis. Aucun pont ne reliait les deux rives de ce fleuve encaissé, rapide, roulant ses eaux limoneuses sous le sombre feuillage des arbres séculaires. On le traversait dans un grand bateau plat, — ferry-boat, — que manœuvraient, non sans peine, un vieux nègre aux cheveux presque blancs et une négresse plus que sexagénaire.

Par une matinée de février de l’année rigoureuse que nous venons de signaler, le vieux noir et sa compagne se tenaient, dans une immobilité parfaite, blottis au fond de leur cabane, bâtie sur la rive américaine. Grelottans et résignés, pareils à deux chats sauvages cachés dans un tronc d’arbre, ils fermaient les yeux ; peut-être dormaient-ils, car depuis un quart d’heure une voix impatiente criait de l’autre bord : O del bote !… Ferry-boat ! Et le vieux couple ne bougeait pas. À ces appels restés sans réponse succéda le bruit d’un coup de feu ; cette fois le vieux nègre se leva en grommelant, et sa compagne le suivit. Leurs pieds étaient gonflés et fendus par le froid ; il y avait comme des écailles rugueuses sur leurs grosses mains tuméfiées. Ils saisirent d’assez mauvaise humeur les lourdes rames du bateau, et le firent lentement avancer vers la rive mexicaine. Deux voyageurs les y attendaient, un homme et une femme, portant l’un et l’autre le costume des créoles espagnols. Le caballero, monté sur un beau cheval des prairies, tenait sous son bras la carabine avec laquelle il venait de faire feu pour appeler le bateau. Sa tenue était celle d’un Mexicain en voyage : mouchoir de soie noué autour de la tête, vaste chapeau de latanier, courte veste brodée, culotte de velours ouverte aux genoux, guêtres de cuir à l’andalouse, gigantesques éperons d’acier ; une mante de laine à grandes raies rouges flottait sur son épaule. Quant à la señora, elle était si bien drapée dans son châle de soie qu’à peine distinguait-on le peigne d’écaille placé comme une couronne sur sa tête. Les traits réguliers de son visage portaient l’empreinte de la fatigue, et ses petits doigts blancs et effilés laissaient flotter les rênes de sa mule.

Dès que le bateau aborda près de lui, le cavalier mit lestement pied à terre. Il fit entrer dans le bac la mule de sa compagne, et, confiant à celle-ci la bride de son cheval, il aida la vieille négresse à manœuvrer l’aviron. La force du courant faisait dériver sur les