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quelque temps encore en fumant une demi-douzaine de cigarettes, puis il s’assit sur le bord du bateau, les bras croisés, la tête inclinée sur la poitrine. Peu à peu le sommeil s’empara de lui ; le bateau marchait toujours, et de sa cheminée peinte en blanc s]élançait une colonne de fumée rouge qui versait sur les eaux une lueur enflammée. La violence du courant augmentait en raison du peu de largeur de la rivière ; des troncs d’arbres piqués au milieu même du passage, sur quelques grèves invisibles, forçaient souvent le steamer à ranger le bord de très près. Dans un de ces brusques mouvemens, la proue fut rejetée contre la rive, et sans une prompte manœuvre du gouvernail, elle se fût enfoncée au milieu de la forêt à demi submergée dont l’ombre opaque dessinait le profil. Le bateau se redressa et reprit sa course en droite ligne ; mais une branche perfide qui pendait sur les eaux vint balayer tout un côté du pont. Le Cachupin, atteint pendant son sommeil, fut renversé par-dessus le bord : il poussa un cri ; mais le bruit des roues étouffa sa voix, et les vagues qu’elles soulevaient, en formant des remous, le couvrirent aussitôt. Caché par l’ombre des bois, il ne fut pas aperçu du pilote, qui interrogeait du regard l’autre côté du bateau, celui que la lune éclairait de ses rayons.

Le Cachupin, revenu d’un premier moment de stupeur, se mit à nager vigoureusement vers la terre, qui était presque à portée de son bras ; mais le sol boueux céda sous ses pieds, et il retomba dans le courant. Dix fois de suite il essaya de s’arracher aux flots impétueux qui semblaient s’acharner à le ressaisir. Tantôt la branche qu’il attirait à lui se brisait sous sa main, tantôt ses doigts crispés cherchaient vainement à s’accrocher aux parois d’une berge escarpée ; tantôt encore il s’engageait dans l’inextricable dédale d’un réseau de lianes épineuses. Pendant une demi-heure, il lutta ainsi contre les obstacles multipliés qui se dressaient devant lui. à la fin, il atteignit un endroit où la rive, doucement inclinée et couverte d’herbes, semblait un port de refuge pour un naufragé comme lui. Le Cachupin, à demi-mort de fatigue, s’y laissa choir et y resta étendu, sans connaissance, pendant un temps dont il ne put apprécier la durée. Il se sentait à la fois comme ressuscité et comme endormi du dernier sommeil. La fraîcheur du matin le réveilla de son engourdissement ; mouillé jusqu’aux os, privé de sa mante de laine que le courant avait emportée, le Cachupin tremblait de tous ses membres. Il se leva et se mit à marcher sans savoir où il allait. Aucune maison ne s’offrait à ses regards, aucun sentier tracé par des pas d’homme ne lui révélait la route qu’il devait suivre. Çà et là s’ouvraient au milieu des bois de petites clairières remplies d’eau et couvertes de canards sauvages qui s’élevaient dans les airs en tournoyant et disparaissaient par-dessus la cime des