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aurais point encore assez pour toutes les réponses que j’ai à faire. » Ses lettres à Bernard de Jussieu ont été publiées à part en Amérique[1]. Le naturaliste anglais Smith, qui, à la mort de Linné, avait acheté pour une somme considérable ses manuscrits et ses collections, dont une grande partie se trouve aujourd’hui au musée de la Société linnéenne de Londres, a publié en les traduisant en anglais un choix des lettres qu’il avait sous les yeux[2]. C’est là qu’on peut chercher de curieux détails biographiques, dans un singulier langage « à demi poétique et à demi botanique, » dit M. Flourens : « Il y avait à Fahlun un médecin. Il avait une fille que recherchait, mais en vain, un autre jeune homme ; je la vis, je sentis tout mon cœur frémir, je l’aimai. Elle, vaincue par mes vœux, me donna sa foi et me dit : Que cela se fasse, fiat. Pauvre comme je l’étais, je rougissais de parler au père ; je l’osai pourtant. Il voulait et ne voulait pas ; il m’aimait, mais il n’aimait pas ma misère. Mon rival essaya de me supplanter, mais puella me amabat, nan illum… » — « Je vous aime plus que personne, écrit-il quelques années après à Bernard de Jussieu, ma femme exceptée… » Et dans la même lettre : « Faites mes amitiés à Mlle Basseporte ; j’en rêve, et si je deviens veuf, ce sera ma seconde femme, qu’elle le veuille ou non, nolens volens. » — Combien de curieux passages on pourrait extraire des dissertations et des harangues de Linné pour en composer un volume qui serait d’un grand écrivain, d’un philosophe ingénieux, d’un critique et d’un moraliste enjoué, et non pas seulement d’un habile botaniste ! J’ai sous les yeux la première édition d’un singulier discours sur la science, qu’il prononça en suédois, comme recteur de l’académie d’Upsal, le 25 septembre 1759 : il est disposé typographiquement en alinéas contenant de bizarres énumérations, suivant le procédé ordinaire de Linné, qui ne veut pas de mots inutiles : «… Les barbares, les Hottentots et les sauvages ne sont séparés de nous que par la science, comme un fruit vert et entouré d’épines ne diffère d’une savoureuse reinette que par la culture. Par la science, la moindre principauté d’Allemagne brille plus que le grand empire du Mogol avec tous ses trésors. — La science nous apprend : par le langage à nous enrichir de l’expérience des autres, — par l’économie à nous procurer de suffisantes ressources, — par l’histoire à nous préserver des fautes des autres, — par la politique à gouverner et à nous conduire heureusement, — par la morale

  1. Voyez un intéressant article de M. Flourens dans le Journal des Savans de décembre 1854.
  2. Il y a partout des lettres de Linné inédites, mais les sociétés linnéennes, partout répandues en France et à l’étranger, seraient d’un grand secours pour l’œuvre d’une édition complète. Je dois au modeste, spirituel et savant M. Charles Desmoulins, président de la société linnéenne de Bordeaux, la communication d’un bon nombre de celles qui se trouvent dans notre sud-ouest, et de deux feuilles d’impression offrant le commencement d’une publication non continuée, je crois, des lettres de Linné à Boissier de Sauvages, avec une introduction, par le baron d’Hombres-Firmas, mort récemment. Ce commencement de publication date de 1852.