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historique, c’est son séjour à La Chênaie, auprès de Lamennais, après le retour de Rome. Lamennais fit-il grande attention à ce jeune homme timide et mélancolique ? M. de Marzan assure que non, et nous n’avons pas de peine à le comprendre, tant sont grandes les distances qui les séparaient. Quoi qu’il en soit, Maurice l’aimait au moins autant qu’il l’admirait, et il ne parle de lui qu’avec une tendresse véritable. Les jugemens qu’il porte sur lui, quoique entachés de l’enthousiasme du moment, sont encore vrais à l’heure qu’il est, même après les démentis que Lamennais donna à la première partie de sa vie, et les violences démocratiques par lesquelles il crut racheter et expia en réalité ses anciennes violences ultramontaines. Il a bien senti cette âme d’apôtre du vrai, qui, quoi qu’on pense d’elle, n’eut jamais d’autre passion que celle de la vérité et d’autre haine que cette haine violente du diable, que sa sombre imagination, nourrie de rêveries sacerdotales, lui montra toute sa vie à l’œuvre, tantôt sous la forme du libéralisme, tantôt sous la forme de l’absolutisme et de la théocratie. Car Lamennais fut un prêtre depuis le commencement jusqu’à la fin de sa carrière. On sent bien dans le journal de Guérin l’empreinte ineffaçable de ce caractère clérical qui avait donné à l’âme du vieux prêtre une forme si fière, si inflexible et si étroite. On le voit se dessiner avec deux physionomies différentes en apparence, mais qui conviennent bien au même visage et révèlent bien la même âme. Maurice nous le montre dans le petit salon de La Chênaie causant le soir après souper avec ses jeunes amis, à demi couché sur un sopha placé sous le portrait de sa grand’mère. Son visage se détend alors et s’illumine, et ses lèvres laissent tomber toute sorte de paroles précieuses, des images bibliques, des paraboles évangéliques, parfois des boutades comiques : onction de prêtre, douceur de bon pasteur pour les brebis qu’il mène paître dans les pâturages du Seigneur. Maurice nous a conservé quelques paroles hautes et fières dignes d’une telle âme et qui valent la peine d’être citées : « Savez-vous, nous disait M. Féli dans la soirée d’avant-hier, pourquoi l’homme est la plus souffrante des créatures ? C’est qu’il a un pied dans le fini et l’autre dans l’infini, et qu’il est écartelé, non pas à quatre chevaux comme dans des temps horribles, mais à deux mondes. Il nous disait encore, en entendant sonner la pendule : Si on disait à cette pendule qu’elle aura la tête coupée dans un instant, elle n’en sonnerait pas moins son heure jusqu’à ce que l’instant fût venu. Enfans, soyez comme la pendule ; quoi qu’il doive arriver, sonnez toujours votre heure. »

Parmi les détails trop peu nombreux que Maurice nous a donnés sur Lamennais et la petite colonie religieuse de La Chênaie, il en est un qui nous a profondément touché. Le voici dans toute sa simplicité. « E. m’est arrivé tout ému, la larme à l’œil. Qu’avez-vous ? — M. Féli m’a effrayé. — Comment ? — Il était assis derrière la chapelle, sous les deux pins