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ASPASIE.

Du moins, tu n’accuseras plus Périclès ; seule je suis coupable.

ELPINICE

Les choses, en effet, sont bien changées. Que ne parlais-tu plus tôt ?

ASPASIE.

Tu aurais ri la première de ma simplicité, si j’avais été t’inspirer par mes confidences une pensée que tu n’avais peut-être pas. Maintenant même je fais une faute en t’avertissant ; le danger de Périclès m’y contraint.

ELPINICE

Tu as raison : nous n’avons pas de temps à perdre. Sortons pour nous concerter. D’ailleurs j’ai tant de questions à t’adresser ! Phidias, nous restons amis. (Elles sortent.)

SCÈNE VI.
PHIDIAS, seul.

Aspasie est aussi habile que le pêcheur qui a construit sa cabane sur les rochers de Munychie. Elle sait quel genre d’appât convient à chaque poisson. Comment Périclès lui-même ne serait-il pas tombé dans ses filets ? Quant à Elpinice, semblable à la huppe babillarde, elle sera toujours crédule et un peu folle. Son idée est plaisante, de me menacer des rigueurs de l’amour ! Les guirlandes de myrte ne siéent plus à un front chauve ; les années, qui vont blanchir mes cheveux, me préparent une plus belle couronne. L’amour ! je l’ai quitté avec joie, comme on quitte un joug. Les jeunes gens s’applaudissent de lâcher la bride à leurs passions, sans prévoir qu’ils se donnent autant de maîtres furieux et intraitables. Au contraire, celui qui touche à l’âge que les poètes appellent le seuil de la vieillesse sent le calme naître autour de lui et jouit de sa liberté reconquise. Les heures ne s’écoulent plus telles qu’un torrent aux eaux troublées. L’âme s’élève, elle prend de la force en trouvant la sérénité ; dès lors elle ne s’ouvre plus qu’à l’amour de l’art, de la patrie, de la gloire. Lorsqu’on gravit le sommet d’une montagne, les sentiers cessent d’être fleuris ; mais les bruits de la terre expirent, l’air devient plus pur, et l’œil embrasse une étendue plus vaste. O solitude, mère du travail, nourrice des grandes pensées, avec quelle volupté je me replonge dans ton sein ! Hélas ! malgré tes inspirations salutaires, je n’ai point encore touché le but, et pourtant j’ai vécu cinquante années ! Il faut un siècle pour que le chêne devienne arbre, mais la cognée l’abat en un instant. Je suis perdu si Périclès succombe ; s’il triomphe, me sera-t-il fidèle ? De même que l’or s’épure dans les flammes, mais plie sous l’effort de la main, ainsi les hommes se retrempent dans l’adversité et fléchissent dans la fortune prospère. Périclès n’a connu encore que la lutte : ne changera-t-il pas, dès que sa faveur sera assurée et son pouvoir tranquille ? Il veut, comme moi, faire d’Athènes la plus belle des villes. Il se réjouit de me voir conduire les artistes athéniens au premier rang parmi les Grecs. M’approuvera-t-il quand j’irai plus loin ? Les prêtres sont puissans, le peuple est superstitieux : quoique disciple d’Anaxagore, Périclès peut céder à leurs clameurs. Il faut pourtant que ma destinée s’accomplisse. Que les autres sculpteurs se contentent de copier les vieilles idoles