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l’espèce, dans l’ordre général actuel, la place que nous lui attribuons. Il est vrai qu’elle n’est guère soulevée que par des personnes étrangères à la botanique, à la zoologie, qui n’ont par conséquent point eu à s’occuper de déterminations spécifiques, et dès lors sont facilement entraînées à s’exagérer le nombre et l’importance de quelques divergences d’opinion, de quelques incertitudes inévitables dans toute pratique d’une science quelconque.

Toutefois, parmi les paléontologistes, quelques vrais savans ont été frappés de ces divergences, de ces incertitudes, au point d’en arriver, eux aussi, à douter de la réalité de l’espèce. M. d’Omalius d’Halloy, que l’Institut s’est depuis longtemps associé comme un des plus dignes représentans de la géologie européenne, a très nettement insisté sur ce point dans une circonstance solennelle, et plus franc que la plupart de ceux à qui il apportait l’appui d’un nom justement respecté de tous, il a posé des conclusions[1]. À ses yeux, « l’espèce n’est pas quelque chose de plus tranché que les autres modifications que la science distingue dans les produits des forces naturelles. » Elle n’est guère qu’un groupe artificiel à peu près comme le sont le genre, la tribu, la famille. Nous croyons avoir répondu d’avance à cette doctrine de l’éminent géologue belge, mais nous comprenons sans trop de peine comment elle a pu graduellement se développer chez lui et chez d’autres savans voués aux mêmes travaux. Pour juger des affinités, le paléontologiste n’a que des ressemblances et des différences matérielles à sa disposition. Il ne s’occupe pas de physiologie ; il n’a sous les yeux que des êtres incomplets et surtout des êtres morts. Il n’y a dans les fossiles ni père, ni mère, ni enfans ; l’idée de la famille physiologique, à plus forte raison l’idée de la filiation de semblables familles, ne lui est donc jamais suggérée par ses propres observations. En réalité, il n’étudie que des individus. Dans l’idée que le paléontologiste se fera de l’espèce, l’un des deux termes que nous avons vus être nécessaires pour en avoir une notion exacte sera donc toujours plus ou moins effacé. La distinction nette de la race et de l’espèce devient dès lors impossible, et dès lors aussi la confusion est inévitable. De ce fait à douter de la distinction réelle des espèces, à les regarder comme des groupes de convention, il ne saurait y avoir loin. En concluant comme il l’a fait, M. d’Omalius s’est montré parfaitement logique.

Les hommes qui ont étudié la nature vivante sont arrivés à des conclusions bien différentes. De quel côté est la vérité ? Nous avons

  1. Discours sur l’espèce, prononcé à la séance publique de la classe des sciences de l’Académie royale des sciences, lettres et beaux-arts de Belgique, par M. d’Omalius d’Halloy, président, 1858.