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les haubans, nous ne voyons que des soldats ; ils reconnaissent le général Türr, facilement remarquable de loin par le grand manteau blanc qu’il portait ; ils agitent leurs képis avec des cris de joie : leur musique entonne une marche dont les notes guerrières nous sont apportées par la brise. Au petit village de Favazzina, le bateau, stope et fait mine de vouloir débarquer les troupes ; le général envoie l’ordre de continuer jusqu’à Bagnara : c’est à qui se hâtera et arrivera le premier, car le bruit court que les royaux nous attendent dans la plaine de Monteleone. La route que nous suivions, et que parcoururent aussi nos troupes venant de Reggio, longe la mer, une mer profonde qui permet aux plus forts navires de s’approcher des côtes. Une seule frégate ennemie naviguant sous vapeur aurait facilement pu escorter nos colonnes et nous anéantir : ce ne sont pas les inoffensifs coups de fusil par lesquels nous aurions riposté qui l’eussent arrêtée ; mais nul ne pensait à ce péril, et l’on s’en allait insoucieusement, ne redoutant d’autres dangers que d’avoir trop chaud sous le soleil d’août.

Auprès de Bagnara, le paysage prend une tournure tropicale très accentuée ; les aloès et les nopals se mêlent aux palmiers : il manque à la ville le minaret et le chant du muezzin pour être une cité de l’Orient ; telle qu’elle est, irrégulière et en amphithéâtre accidenté, elle est charmante, elle descend de la côte jusqu’au rivage : on dirait que jadis quelque géante portant des maisons dans son tablier les a jetées du haut de la montagne ; elles se sont arrêtées au hasard, sur les pentes, s’accrochant aux rochers, glissant jusqu’à la grève, et forment un coup d’œil plein d’imprévu. La plage est large, les barques y dorment tirées à sec sur le sable ; on y construit beaucoup de bateaux, car des forêts n’en sont pas éloignées : c’est là que le roi Joseph voulait établir les chantiers de construction pour la flottille destinée à conduire ses troupes en Sicile, grand projet toujours rêvé par Napoléon et qui lui tenait fort à cœur.

« Vins de Scylla, safran de Cosenza, femmes de Bagnara, » dit le proverbe calabrais ; il n’a pas tort, les femmes de Bagnara sont d’une beauté merveilleuse, non pas de cette beauté grecque froide, imposante, sérieuse et faite pour trôner dans l’Olympe à côté des dieux, mais d’une beauté farouche, basanée, inquiète, et où s’est mêlé je ne sais quoi de sarrazin qui lui donne un charme de plus, l’étrangeté. Les plus belles parmi ces femmes pourraient être les filles du sphinx égyptien et de la Minerve d’Athènes. Assis à l’ombre, dans la grande rue, devant la maison de notre hôte, qui tenait negozzio di cera e di vino pino, je les ai vues passer en grand nombre, chargées de lourds paniers qu’elles soutenaient sur leur tête à l’aide de leurs bras relevés. Elles portaient les rations pour nos troupes à la petite citadelle qui domine la ville ; elles semblaient