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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/607

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une théorie de canéphores antiques : certes celles de Scopas tant vantées par Pline, celles de Polyclète que Cicéron réclamait à Verres, n’étaient point aussi belles. Les femmes de Bagnara qui, devant moi, défilaient sous le soleil allaient d’un pas grave, avec la démarche ondulée et légèrement renversée en arrière ; leur visage immobile regardait fixement, car elles se sentaient admirées et suivies par nos yeux ; l’une derrière l’autre, elles passèrent ainsi, laissant après elles ce trouble invincible qu’inspire la contemplation de la beauté. Dans ces pays maritimes, la femme est réduite aux besognes les plus dures : les hommes sont à la mer, la femme fait le métier de portefaix, conduit les bestiaux aux champs, fait la cueillette des olives, laboure la terre, et aux fardeaux qu’elle porte sur sa tête ajoute souvent celui de son enfant qu’elle porte sur le dos. Dans les rares momens de repos que lui laissent tant de soins, elle file en chantant quelque mélopée plaintive qui endort le petit dans son berceau.

On préparait les illuminations pour le soir. Qui saura jamais ce que l’expédition de Garibaldi a coûté de lampions à l’ancien royaume des Deux-Siciles ? On pendait des lanternes et des verres de couleur autour du portail de l’église, aux chapelles votives élevées au coin des rues, aux fontaines, aux arcs de verdure, aux mâts des barques, aux corniches des maisons, aux fenêtres, aux portes, sur les toits, partout. Heureusement l’huile abonde dans ce pays où le soleil mûrit vite les olives, car cette fête de lumignons, qui selon l’usage italien devait durer trois jours, menaçait de brûler la récolte d’une année.

Garibaldi n’était déjà plus à Bagnara, qu’il avait quitté quelques heures avant notre arrivée ; mais nous y trouvâmes le colonel Frapolli, celui-là même avec qui nous étions partis de Gênes. Député au parlement de Turin, ancien ministre de la guerre à Modène après la campagne de 1859, organisateur habile, voyageur bien connu de toutes les sociétés savantes, il avait abandonné ses études pour venir consacrer à la cause italienne son expérience et son courage. Il est peu de questions d’histoire, de sciences, de philosophie ou de morale auxquelles son esprit vaste et rapide n’ait touché, et j’ai béni ma bonne fortune toutes les fois qu’elle m’a permis de causer longuement avec lui. Après s’être entretenu le matin même avec Garibaldi, il se préparait à retourner en Sicile pour activer l’envoi des troupes et les. diriger par mer, non plus sur Reggio et sur Scylla, mais beaucoup plus au nord, en prévision d’une résistance déterminée, pour les jeter derrière Cosenza de façon à couper la retraite aux Napolitains, et sur Sapri, pour opérer un mouvement menaçant vers Salerne. C’était le moyen, fort bien imaginé par Frapolli lui-même, d’isoler les uns des autres et de réduire à néant les différens corps de royaux qui occupaient encore en forces la route