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créateurs de canaux, les premiers organisateurs de la grande industrie ; néanmoins je ne puis m’accoutumer à considérer comme riche un pays où les deux tiers des habitans meurent de faim. Telle était la situation de la glorieuse Angleterre après la paix qu’elle avait dictée. Son développement rapide résultait pour ainsi dire d’une manœuvre de guerre : il avait quelque chose d’excessif et de monstrueux dont on sentait les vices à mesure qu’on se rapprochait d’un état normal à la faveur de la paix. La prime qu’il fallait payer à l’aristocratie pour chaque bouchée de pain, les taxes levées au profit du trésor sur presque tous les objets d’un usage courant, paralysaient l’activité à l’intérieur, et quant au commerce avec l’étranger, il se heurtait chaque jour à des obstacles nouveaux, soit que les autres nations essayassent de se protéger par le jeu des tarifs, soit qu’elles ouvrissent une concurrence sérieuse. La contrebande n’était plus une ressource. Si on forçait encore la vente, c’était au moyen des bas prix, mais aux dépens des ouvriers, dont on réduisait les salaires. Malgré cela, les exportations de 1820 à 1830 restèrent inférieures à ce qu’elles avaient été pendant les vingt années précédentes, et la misère devint une honte pour le pays, une plaie irritante pour la multitude : plus d’une fois la société fut mise en péril par des conspirations ou des soulèvemens populaires. Les scènes de désordre qui ont attristé cette époque sont à peu près oubliées en Angleterre, de même qu’on oublie la souffrance après la guérison. Il est bon cependant de s’y arrêter, parce que la peur d’une guerre sociale, en disposant le pays à écouter quelques hommes bien inspirés, marque pour ainsi dire le point de départ des réformes économiques.

On commença à voir en 1817 des bandes d’ouvriers affamés improviser des espèces de meetings qui dégénéraient trop souvent en émeutes. Un jour que le célèbre Henri Hunt, l’idole de la populace, avait harangué la foule dans un des carrefours de Londres, des bandes se formèrent sous l’impulsion d’un certain Watson ; on se procura des armes en pillant le magasin d’un armurier, et on marcha en colonnes serrées sur la banque et la bourse, comme pour assiéger les arsenaux de l’aristocratie. La répression fut prompte et foudroyante : les assaillans furent sabrés par la cavalerie, et la police fit de nombreux prisonniers. Watson parvint à s’échapper à la faveur du tumulte, mais ceux que l’on considérait comme ses lieutenans furent pendus en pleine rue de Londres, devant le magasin où avait eu lieu le pillage des armes. La rigueur de cet exemple empêcha peut-être pendant quelque temps la révolte ouverte, mais elle ne fit qu’envenimer la mystérieuse propagande qui désorganisait les ateliers. Au commencement de l’année 1819, Hunt reparaît à Man-