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problème a ses données accidentelles ou arbitraires : on en déduit le reste, mais on ne les déduit de rien. Le soleil, la terre, les planètes, l’impulsion initiale des corps célestes, les propriétés primitives des substances chimiques, sont de ces données. Si nous les possédions toutes, nous pourrions tout expliquer par elles, mais nous ne saurions les expliquer elles-mêmes. « Pourquoi, demande Mill, ces agens naturels ont-ils existé à l’origine plutôt que d’autres ? Pourquoi ont-ils été mêlés en telles ou telles proportions ? Pourquoi ont-ils été distribués de telle ou telle manière dans l’espace ? C’est là une question à laquelle nous ne pouvons répondre. Bien plus, nous ne pouvons découvrir rien de régulier dans cette distribution même ; nous ne pouvons la réduire à quelque uniformité, à quelque loi. L’assemblage de ces agens n’est pour nous qu’un pur accident[1]. » Et l’astronomie, qui tout à l’heure nous offrait le modèle de la science achevée, nous offre maintenant l’exemple de la science limitée. Nous pouvons bien prédire les innombrables positions de tous les corps planétaires, mais nous sommes obligés de supposer, outre l’impulsion primitive et son degré, outre la force attractive et sa loi, les masses et les distances de tous les corps dont nous parlons. Nous comprenons des millions de faits, mais au moyen d’une centaine de faits que nous ne comprenons pas ; nous atteignons des conséquences nécessaires, mais au moyen d’antécédens accidentels, en sorte que, si la théorie de notre univers était achevée, elle aurait encore deux grandes lacunes : l’une au commencement du monde physique, l’autre au début du monde moral ; l’une comprenant les élémens de l’être, l’autre renfermant les élémens de l’expérience ; l’une contenant les sensations primitives, l’autre contenant les agens primitifs. « Notre science, dit votre Royer-Collard, consiste à puiser l’ignorance à sa source la plus élevée. »

Pouvons-nous au moins affirmer que ces données irréductibles ne le sont qu’en apparence et au regard de notre esprit ? Pouvons-nous dire qu’elles ont des causes comme les faits dérivés dont elles sont les causes ? Pouvons-nous décider que tout événement à tout point du temps et de l’espace arrive selon des lois, et que notre petit monde si bien réglé est un abrégé du grand ? Pouvons-nous, par quelque axiome, sortir de notre enceinte si étroite, et affirmer quelque chose de l’univers ? En aucune façon, et c’est ici que Mill pousse aux dernières conséquences, car la loi qui attribue une cause à tout événement n’a pour lui d’autre fondement, d’autre valeur et d’autre portée que notre expérience. Elle ne renferme point sa nécessité en elle-même ; elle tire toute son autorité du grand nombre des cas où

  1. Tome Ier, p. 357.