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tait du moins la liberté tant rêvée, le mouvement, la connaissance faite avec le monde et avec les hommes, la possibilité de l’indépendance par le travail et du retentissement d’un nom par les œuvres de l’esprit. Leopardi commença donc par Rome son pèlerinage hors de Recanati. Pour la première fois il semblait entrer dans la région des vivans. Malheureusement l’ennui le suivait ; il ne subit pas le charme de la ville éternelle, ce charme intime et mystérieux qu’on ne ressent, dit-on, qu’avec le temps, et qui alors devient souverain et irrésistible. Ce qui le frappe au contraire dès le premier moment, c’est le vide universel, le vide de la cité même, colossale, spacieuse et inanimée, le vide des esprits, le vide de la société et des mœurs. Ce sentiment du vide est son tourment. La Rome de 1822, cette Rome du pape Chiaramonti et du cardinal Consalvi, apparaît à travers ses impressions comme la ville des prélats et des archéologues. « La frivolité passe toutes les limites du croyable, écrit-il. Si je voulais te raconter tout ce qui sert de matière aux conversations et ce qui en est le thème favori, je n’en finirais pas. Ce matin, j’ai entendu discourir gravement et longuement sur la belle voix d’un prélat qui a chanté la messe avant-hier. On lui demandait comment il avait fait pour acquérir ce beau maintien, si au commencement il ne s’était pas trouvé embarrassé, et autres choses semblables. Le prélat répondait qu’il s’était formé en suivant les chapelles, que c’était une école nécessaire à ses pareils, qu’il n’avait pas été du tout embarrassé, et mille choses aussi spirituelles. Des cardinaux et d’autres personnages se sont réjouis avec lui de l’heureuse issue de sa messe. Et songe bien que tous les discours romains sont de ce goût !… — Quant aux littérateurs, je n’en ai véritablement connu qu’un petit nombre, et ceux-là m’ont ôté le désir de connaître les autres. Tous prétendent arriver à l’immortalité en carrosse, comme les mauvais chrétiens en paradis. Selon eux, le dernier mot du savoir humain, la seule et vraie science, est la science de l’antiquaire. Je n’ai pu voir encore un littérateur romain qui entende sous le nom de littérature autre chose que l’archéologie. Philosophie, morale, politique, science du cœur humain, éloquence, poésie, philologie, tout cela est étranger à Rome et est tenu pour jeu d’enfant auprès de la question de savoir si un morceau de pierre appartient à Marc-Antoine ou à Marc-Agrippa. Tout le jour ils bavardent, ils se disputent, ils se houspillent dans les journaux, et font des cabales et des partis. Ainsi vit et progresse la littérature romaine ! » Mettez à côté la visite bien autrement féconde en émotions de Leopardi au petit tombeau du Tasse, dont l’humilité et la nudité contrastent avec la grandeur du poète, avec la magnificence des autres monumens romains ; il a, comme il le dit, un tressaillement de consolation en songeant que