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et fertilisées ; nous y avons mis des maisons et des villes ; nous y avons fondé des sociétés qui ont suivi bien imparfaitement votre loi divine, mais qui, toutes faillibles qu’elles sont, valent mieux cependant à vos yeux que les générations de bêtes sauvages qui se succédaient dans ces déserts. — Et vous, dira Dieu aux Européens, qu’avez-vous fait de ces belles contrées où j’ai mis l’homme aux premiers jours du monde, où ont vécu mes patriarches et mes prophètes ? — Seigneur, pour ne pas déranger l’équilibre de l’Europe et pour ne pas nous brouiller avec l’Angleterre, nous avons laissé vos terres promises se convertir en déserts ; nous avons laissé les villes se dépeupler, les champs se désoler, les eaux se changer en marais ! — Je ne sais pas quel sera le jugement que Dieu prononcera sur l’Europe ; je sais seulement que l’Évangile condamne celui qui dit seulement raca à son frère. Qu’est-ce donc que de le livrer de gaieté de cœur à la ruine et à l’anéantissement ?

M. Victor Langlois, dans son voyage en Cilicie, voyant cette stérilité que font les hommes là où Dieu avait mis la fécondité, s’écrie en vrai Français, en homme épris surtout des idées générales : « Quand donc l’Europe viendra-t-elle enfin planter son drapeau civilisateur sur les sommets neigeux du vieux Taurus et dans les plaines dévastées de l’antique Cilicie ? » Le consul anglais d’Alep n’a pas ces impatiences romanesques, mais il note les progrès du désert, qui atteint déjà les bords de la Méditerranée ; il nous dit combien de villages et combien de villes ont disparu ou se sont dépeuplés depuis seulement quatre-vingts ans. D’autres consuls anglais, voyant tant de bonnes terres laissées en friche et livrées à la vaine pâture, font des plans de colonisation et d’exploitation. Nous trouvons à ce sujet de curieux détails dans la Turquie contemporaine de M. Senior. Et qu’on ne croie pas que nous voulions nous plaindre de ces projets de colonisation anglaise en Asie-Mineure ou ailleurs ; nous y applaudissons de grand cœur. « Prendrez-vous des actions, si je fonde une société de colonisation troyenne ? disait M. Senior à M. Calvert, frère du consul anglais des Dardanelles. — Certainement, répondit M. Calvert, qui déjà aussi bien a acheté deux mille acres de terre en Troade, si vous avez l’appui du gouvernement turc. » — Quant à moi, humble écrivain, je suis prêt pourtant à prendre une action dans la société de colonisation troyenne de M. Senior, non pas s’il a l’appui du gouvernement turc, mais s’il a l’appui du gouvernement anglais. Cet appui me suffit pour risquer mon argent. « Une colonisation en masse serait impossible dans ce pays, continue M. Senior. — Elle pourrait s’effectuer graduellement, dit le consul (M. Calvert). Une propriété magnifique, près de Cyzique, appartenant aux héritiers d’Halem-Pacha, était tout dernièrement