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ture, et les trappeurs canadiens, consultés par Brigham Young pendant l’exode, avaient prédit aux tentatives de culture le plus complet insuccès. Eh bien ! c’est au centre même de cette solitude redoutable que les saints du dernier jour ont fondé leur ville sacrée, qui semble destinée à devenir prochainement la grande étape entre New-York et San-Francisco, l’Europe occidentale et l’extrême Asie ! Quelle reconnaissance ceux qui s’intéressent à la prise de possession de la terre par l’homme ne doivent-ils pas à ces fanatiques qui voulaient échapper à la civilisation, et qui malgré eux en sont devenus les plus utiles pionniers !

Sans une incomparable force de volonté, les mormons n’auraient pu accomplir leur exode. Refoulant au fond de leurs cœurs le désir de la vengeance et se montrant aussi obéissans à leur patrie que fidèles à leurs croyances, ils abandonnent champs et maisons, ils quittent la ville qu’ils ont fondée, le temple de marbre sacré qui est devenu pour eux ce que la Casbah est pour les vrais musulmans, et laissent seulement quelques frères pour le terminer et le consacrer en grande pompe. Hommes, femmes, enfans, précédés de leurs prêtres, traversent le Mississipi sur la glace et pénètrent dans les forêts inhabitées de l’Iowa, guidés par la boussole comme les matelots sur la mer. Arrivés, au fort d’un rude hiver, sur les bords du Missouri, ils s’abritent contre le froid en creusant des trous dans le sol, et, se préparant sans crainte aux horreurs de la famine, mettent en réserve le blé qu’ils ont apporté afin de semer des champs pour ceux de leurs frères qui viendront après eux. En même temps les jeunes gens les plus robustes prennent les devans et vont jeter des ponts sur les rivières et tracer un chemin dans les solitudes de l’ouest. Sur ces entrefaites arrive une lettre du président des États-Unis, demandant à ce peuple exilé cinq cents hommes de bon courage pour aller servir la république ingrate à laquelle ils doivent leur malheur. Les cinq cents hommes les plus utiles de la communauté nomade partent sans murmure, et les vieillards, les invalides, les remplacent dans les travaux des routes et de l’agriculture errante. Les quelques mois d’été allègent les souffrances des exilés ; mais bientôt commence un second hiver, et la nation, composée de plus de quinze mille fuyards, est de nouveau la proie de la famine et des frimas. La détresse devient si terrible, qu’on en vient à manger le cuir des équipemens et des harnais ; mais personne n’est ébranlé. Le choléra, le scorbut, s’ajoutent à la faim pour décimer les mormons ; des milliers de morts sont ensevelis au milieu des prairies, et les marches des émigrans ne sont plus que de longues funérailles. Les saints n’y voient que des sujets de louer le Seigneur, et continuent leur voyage, interrompu de haltes nécessaires