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cent la forme et le bon entretien des habitations. On ne voit que des gens affairés. Point de cabarets, de maisons de jeu ni de débauche, mais en revanche des ateliers et des usines de toute sorte ; le travail cesse à peine un instant pendant le jour, la paix n’est jamais troublée, l’ivrognerie, la mendicité sont inconnues. C’est à bon droit que les mormons ont donné à leur territoire le nom de pays de l’Abeille : leur cité est une ruche toujours bourdonnante.

Malheureusement le travail manuel est seul en honneur dans cette communauté si active. Tout le monde se vante d’être ouvrier, depuis le plus simple fidèle jusqu’au premier des apôtres, et Brigham Young, tout en devenant pape, n’a pas cessé d’être menuisier ; mais chacun se fait un devoir de mépriser la science. Il en est dans le pays d’Utah comme naguère en Californie et en Australie pendant la fièvre de l’or. Les professeurs y sont très mal vus : ils font de si piètres domestiques ! Et puis la mission qu’ils se donnent n’est-elle pas d’émanciper les esprits, de les arracher à l’ignorance et de les mettre ainsi sur le chemin de la rébellion contre l’autorité papale ? Aussi la plupart des établissemens d’instruction fondés par Brigham Young n’existent encore que sur le papier : l’université de Deseret jouit d’une organisation complète ; elle a son chancelier, ses douze régens, mais elle n’a point d’élèves, et pas même de salle de cours. Les écoles, où l’on n’enseigne que les premiers rudimens, ne sont ouvertes que pendant trois mois d’hiver ; les instituteurs, mal payés et tournés en ridicule, sont considérés comme une des plaies de la société, et leur condition est presque toujours celle de l’extrême misère. Rien ne peint mieux l’état de l’instruction primaire en Utah que cet avis copié par M. Remy sur la porte d’une école :

« Nous, maître d’école, à tous les frères salut !

« Le lundi 19 novembre, jour anniversaire du massacre de cent quatre-vingt-cinq mille Assyriens par l’ange du Seigneur, a été fixé pour la réouverture de mes cours sur les sciences divines, et de la lecture et de l’écriture avec l’art de l’orthographe. Et attendu que nous sommes en famine en conséquence de la septième année après notre établissement dans le pays, les prix seront fixés pour chaque élève, fille ou garçon, de la manière suivante :

« Pour un mois, un boisseau de blé ou de maïs, ou deux boisseaux de pommes de terre. Et attendu que c’est l’hiver, chacun devra apporter une bûche de cèdre tous les quinze jours. Et attendu que ceux qui ne pourront pas payer en grains ou en patates d’Irlande pourront le faire autrement, on recevra de la viande d’ours, des écureuils et des citrouilles sèches, ainsi que du lard salé et du fromage. Et attendu que je n’ai rien à manger dès à présent, on me paiera un demi-mois d’avance, attendu que je suis dans le besoin.

« Le maître d’école. »