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larges plateaux où les céréales sont déjà moissonnées. Les montagnes s’abaissent, la route n’est plus qu’une descente tracée en zigzags pour éviter les pentes trop rapides ; à un coude, elle nous met en présence de quelques groupes de maisons précédées d’un immense terre-plein carré, soutenu par des maçonneries couvertes de lézardes, et où les herbes folles ont poussé à l’envi : ce sont les ruines d’un château-fort détruit par le tremblement de terre de 1783 et renversé complètement par celui de 1854. Ces maisons sont le faubourg de Cosenza, où nous arrivons pour apprendre que le général Türr a déjà quitté la ville en nous invitant à le rejoindre au plus vite. Nous ne pûmes trouver à Cosenza ni un cheval ni un mulet disponible, et nous fûmes forcés d’attendre.

Ce que j’ai dit de Maïda, je pourrais le répéter de Cosenza, car la saleté de l’une vaut la saleté de l’autre. Cosenza a de plus un air de délabrement pitoyable : elle a été si rudement secouée en 1854 par le tremblement de terre, que ses maisons ébranlées semblent près de s’écrouler malgré les poutres qui soutiennent les murs oscillans. Bâtie au confluent du Baliento et du Crati, elle s’étend sur les rives de ces cours d’eau et gravit la montagne qui est derrière elle par des rues en escaliers, étroites, sombres, bordées de très hautes maisons, des fenêtres desquelles on fait pleuvoir mille immondices. L’eau coule en abondance dans le fleuve ; du pont de bois tremblant sur lequel des mendians alignés vous fatiguent de leurs plaintes, on voit l’endroit même où, selon la tradition, Alaric fut enterré dans le lit du fleuve détourné.

Le jour de notre arrivée, on célébrait à la cathédrale, avec force encens et musique, un service pour le repos de l’âme des frères Attilio et Emilio Bandiera, car on venait de réintégrer leurs dépouilles dans le lieu saint. Eh 1848, pendant les quelques heures de liberté dont put jouir l’Italie méridionale, on avait déterré leurs corps et on les avait triomphalement portés dans les caveaux de la cathédrale ; le général napolitain qui en 1849 vint rétablir le pouvoir du roi Ferdinand fit simplement prendre et jeter dans la rue les restes des deux jeunes patriotes. De pieuses mains recueillirent et cachèrent ces reliques sacrées, et on venait de leur rendre des honneurs qui ne seront plus suivis, j’espère, d’aucune profanation. Cette histoire des Bandiera est déjà vieille, mais le souvenir en est vivant comme au premier jour. En 1844, je me rappelle avoir souvent rencontré à Smyrne, dans la rue des Roses, un vieillard qui se promenait lentement et devant lequel chacun se découvrait, car il portait sur son visage ridé les traces d’une douleur profonde : c’était le baron Bandiera, amiral de la marine autrichienne et monté alors sur la Bellone, ancienne frégate française que l’Autriche avait trouvée à