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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/141

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d’être vu. Doué de plus de force et d’énergie que de tact, il efface souvent sous la passion de son jeu les traits délicats d’un caractère ; mais c’est bien le type d’un tragédien anglais, véhément, pathétique, laissant déborder sa verve comme un torrent. Quoiqu’il ait peu touché à la comédie, on lui doit pourtant d’avoir relevé sur la scène certains caractères comiques de Shakspeare et de Sheridan, — celui de Peter Teazle par exemple, — qu’avant lui on avait fait beaucoup trop descendre vers le burlesque. Quel est le plus grand tragédien vivant, Charles Kean ou Samuel Phelps ? Telle est la question qui divise aujourd’hui en Angleterre les amateurs du théâtre (playgoers). Il y a quelques années, Kean et Phelps parurent ensemble sur la scène de Haymarket dans un drame de Sheridan Knowles, la Rose de Castille. Quoique ayant les désavantages d’un rôle ingrat, Phelps aurait, dit-on, surpassé son rival. Pour mieux établir un parallèle entre ces deux acteurs, il faut opposer à Charles Kean jouant dans Hamlet Samuel Phelps personnifiant le caractère de Macbeth.

J’ai dit combien le drame d’Hamlet, joué sur la scène anglaise, s’éloignait des idées et des habitudes de notre théâtre ; je crois que celui de Macbeth présente encore, pour un Français, une plus grande nouveauté. Le début de ce drame a quelque chose de saisissant : qu’on se figure une nuit, mais une nuit comme on n’en a jamais vu sur nos théâtres, noire, profonde, sinistre, au milieu de laquelle se dessinent les formes vagues des trois sorcières. Ces trois rôles, à Sadler’s Wells, sont remplis par des hommes. Devrait-il en être ainsi ? La tradition paraît prononcer en faveur de cette singulière substitution de sexe : à Drury-Lane, du temps de John Kemble et d’Edmund Kean, les trois fatales sœurs étaient personnifiées par trois acteurs dont on a conservé les noms. On serait pourtant porté à croire, d’après l’autorité du docteur Formon[1], que du temps de Shakspeare ces mauvaises fées étaient représentées par des femmes, ou du moins par les jeunes gens qui jouaient alors les rôles de femmes et que l’on considérait comme de véritables actrices, puisque les ladies du temps prenaient d’eux les modes et les belles manières. Si nous consultons le texte, il y a aussi de bonnes raisons pour croire que l’auteur avait plutôt en vue des esprits femelles. « Vous seriez des femmes, s’écrie Banquo, si vos barbes ne m’empêchaient de croire qu’il en est ainsi. » Nous avons donc affaire à des êtres sans sexe « qui ne ressemblent point aux habitans de la terre, » et

  1. Astrologue qui vivait du temps d’Elisabeth et qui a écrit un journal des pièces dramatiques auxquelles il assistait. On peut accuser William Davenant d’avoir altéré sur ce point l’ancienne pratique du théâtre. C’est lui, ajoute-t-on, qui introduisit dans ces scènes surnaturelles la musique de Locke, et qui modifia le dialogue des sorcières pour le conformer à ses vues.