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frais. Même dans les beaux jours de l’école shakspearienne, alors que florissaient sur la scène les Kemble, les Edmond Kean, les mistresses Siddons, alors qu’il n’y avait à Londres que trois théâtres privilégiés, ayant droit de monter ce genre de pièce, ces célèbres acteurs ont plus d’une fois joué devant des salles vides. Oui, même dans ce temps-là, le théâtre de Covent-Garden était obligé de recourir à la Barbe-bleue et à des exercices équestres pour appuyer les beautés des grands poètes dramatiques. » Ici se présente pourtant une objection. Ne sont-ce pas au contraire ces pièces à grand spectacle, sonores et vides, nées de l’organisation toute financière des théâtres modernes, qui, mêlées au drame sérieux et littéraire, ont éloigné de l’idéal le public anglais pour l’attirer, du moins en ce qui regarde la scène, vers le culte des émotions matérielles ? J’entends dire qu’un des rochers de craie qui hérissent à Douvres les côtes de la blanche Angleterre, un rocher auquel la tradition donne le nom de Shakspeare’s cliff, va être jeté à bas, — si même cela n’est déjà fait, — pour céder le passage à un chemin de fer. N’y aurait-il point ici, comme dit M. Disraeli, un signe des temps ?

Les écrivains anglais s’éloignent aujourd’hui du théâtre, moins, je crois, par des considérations pécuniaires qu’à cause des obstacles qu’ils y rencontrent. Une partie de ces obstacles tient encore à la prédominance de l’élément industriel. Les directeurs de Londres, pour redonner de la vie à leurs théâtres, ont introduit dans ces derniers temps ce qu’on appelle, le système des étoiles, starring. Ce système consiste à appuyer la fortune de l’entreprise sur un ou deux noms aimés du public. Ces astres sont absorbans et font volontiers le vide autour d’eux. Il en résulte que le reste de la troupe se trouve plus ou moins sacrifié à quelques sujets d’élite. Ces derniers imposent trop souvent à l’auteur dramatique et au directeur lui-même des conditions fort dures ; il leur faut dans toutes les pièces nouvelles la part du lion. La règle est que le directeur rejette ou accepte seul les manuscrits ; mais, avant de commencer les répétitions, l’ouvrage est lu aux acteurs, qui peuvent refuser de jouer, si le rôle ne leur paraît pas suffisamment calculé pour faire valoir leurs qualités, quelquefois même leurs défauts. Il est bien vrai que dans ce cas le manager peut user de son droit en renvoyant l’acteur ; mais qui oserait se passer d’une étoile ? Les premiers talens de la scène exercent donc une sorte de dictature indirecte sur l’économie littéraire du théâtre. L’auteur dramatique a d’ailleurs plus d’un amour-propre à ménager ; en Angleterre, la division du travail semble avoir imprimé un cachet indélébile à la séparation des caractères sur la scène. Si le vieux vertueux, old vertuous, n’a pas de rôle, il ne manquera pas de s’écrier que la pièce est immorale ; si miss sentimental a été oubliée