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causes de la décadence du drame en Angleterre. Un fait me frappe quand j’étudie l’histoire du théâtre britannique, et ce fait, le voici : à mesure qu’on s’éloigne de la pauvreté originelle des anciennes salles de spectacle, le drame perd en grandeur morale ce qu’il gagne en mise en scène, en décorations et en pompes extérieures. Il ressemble sous ce rapport aux religions, dont l’esprit finit souvent par s’étouffer sous les cérémonies du culte. Où donc la poésie humaine a-t-elle jamais été plus fière, où a-t-elle jamais atteint des hauteurs plus étoilées que dans ces anciens théâtres à ciel ouvert qui nous offrent en quelque sorte la crèche et les langes de l’art dramatique ? Aujourd’hui le théâtre anglais est une machine puissante, mue par des capitaux énormes, soutenue par le talent des peintres et l’art des costumiers, fonctionnant avec une habileté qui était inconnue à Shakspeare ; mais l’âme s’en est retirée devant les progrès mêmes du machiniste. Je crains, en un mot, que l’alliance de l’art et de l’industrie n’ait été funeste au drame. Est-ce, à dire que les directeurs des grands théâtres de Londres se montrent insensibles aux beautés littéraires ? Dieu me garde d’en rien croire ; mais ils se trouvent placés par devoir à un autre point de vue que le spectateur. Il ne faut pas oublier qu’une lourde responsabilité pèse sur eux ; leur grande affaire n’est pas de susciter une nouvelle école dramatique anglaise, c’est de payer leur monde et de faire honneur à leurs engagemens. Ce n’est pas moi qui leur en voudrai d’avoir une certaine répugnance à paraître sur les bancs de l’Insolvent-Court. La banqueroute de leur théâtre est à leurs yeux chose beaucoup plus sérieuse que l’abaissement de la poésie et que la débâcle sur la scène anglaise de pièces étrangères. Cette prédominance de l’élément industriel a donné aux accessoires une valeur et une importance qu’il était facile de prévoir. N’est-ce point un principe d’économie politique généralement admis parmi les hommes d’affaires que tout doit servir ? On raconte que Douglas Jerrold se trouvait un jour dans la chambre d’un des managers de Londres, quand celui-ci plaça devant l’auteur, bien jeune alors et peu connu, un habit fané d’amiral qu’il venait d’acheter chez un fripier. « Ne pourriez-vous tirer parti de cela ? lui dit-il. J’aurais besoin d’une petite pièce écrite par vous, et voilà justement un sujet. » Ce directeur de théâtre était après tout un utilitaire. Si l’on regarde en outre aux énormes charges que supportent les grandes entreprises dramatiques de Londres, nul ne sera plus étonné qu’elles aient trop souvent recours à des moyens d’excitation peu dignes de l’art pour galvaniser la morbide indifférence du public. Qu’on consulte les directeurs de théâtres anglais, on entendra partout la même réponse : « Nous ne jouons plus guère le grand drame poétique, parce que ce drame ne fait plus ses