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le petit journal des Annales d’Agriculture et qui était plus tard le principal promoteur de la Société agricole, dont il est resté jusqu’au dernier moment le président.

Ce qui caractérise le comte Zamoyski dans tout ce qu’il a fait, c’est le sens pratique, la netteté des vues, la modération dans l’action se joignant à la fermeté et à une dignité naturelle. Le comte André se trouvait au reste dans une situation singulière : par sa modération, il excitait les méfiances des exaltés polonais, de ceux qui n’entrevoyaient d’autre issue que la révolution ; par son activité, il était suspect aux Russes. Il avait à résoudre le difficile et curieux problème de vivre entre les uns et les autres, maître de lui-même, sans se laisser emporter à des témérités inutiles, sans abaisser aussi le nom et la dignité de Polonais. Son secret, il ne le disait à personne, il était dans ses actions ; et, à vrai dire, avait-il un secret ? Il mettait simplement en pratique le mot ancien : laboremus ! obligé sans cesse d’être en rapport avec le gouvernement, mais ne cédant pas le terrain et engageant même une lutte tenace avec la vénalité des fonctionnaires russes, à laquelle il ne voulait se soumettre à aucun prix. Il eut à passer par plus d’une épreuve épineuse dont il se tirait habilement. Le jour de la fondation de la Société agricole, un banquet eut lieu où assistait nécessairement le directeur de l’intérieur, M. Muchanof ; au dernier moment, celui-ci portait le toast de tous les banquets polonais : « Aimons-nous ! » Tous les regards se portèrent sur le comte Zamoyski, qui, simple et calme, répondit avec un imperceptible sourire : « Oui, chacun chez soi ! » Il ne pouvait en dire plus. Le mot de cette politique, si c’est une politique, est de faire tout ce qu’il est possible de faire et d’aller jusqu’où on peut aller, mesurant son pas aux nécessités du jour. C’est, non pas une agitation, mais une action légale tirant parti de tout, se servant de tout, communiquant une vie inaperçue au pays ; et voilà justement ce qui est apparu dans les derniers événemens, ce qui reste le caractère de cette crise nouvelle.

Sait-on ce qui donne à ce mouvement la valeur d’une vraie manifestation nationale ? C’est qu’il n’a rien d’artificiel et de passager ; . il est l’œuvre de quelques-uns et de tous, il est à la fois simple et complexe comme tous les mouvemens profonds, sincère comme la passion d’un peuple, et, bien loin de se résumer uniquement dans une suite d’efforts de l’ordre matériel aboutissant à l’improviste à une question politique, il a un côté tout moral qui s’accorde d’ailleurs merveilleusement avec ce caractère d’action légale et pratique que je signalais. Une chose frappante dans ces événemens de Varsovie entrecoupés de scènes sanglantes, c’est cette attitude passive d’une population qui se présente désarmée, qui ne résiste pas, qui persiste,