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dit-il mystérieusement ; le bruit de votre excursion s’est répandu chez les tribus ennemies ; si, malgré tout, vos voyageurs veulent aller jusqu’à Djerash, qu’ils passent au nord par Tibériade et Suf ; de là, qu’ils s’y rendent rapidement et à l’improviste. » On profita du conseil, car nous avions trop parlé de nos projets, et la première condition de succès pour un voyage chez les Arabes, c’est le silence. Un nouveau contrat ayant été conclu avec Abd-er-Rhazy, un rendez-vous lui fut donné à Suf pour le 1er mai.

Deux semaines après, le 26 avril, nous campions sous les murs de Tibériade. Les remparts ruinés de cette ville célèbre et malheureuse sont écroulés dans les eaux ou gisent sur la terre. Les brèches servent de portes près des poternes comblées, et son impuissante ceinture de défense laisse apercevoir les débris de ses maisons. Dans les rues brûlantes s’agite une population juive et syrienne au type élégant et gracieux, mais chétive et délicate comme les plantes de serres chaudes. Je ne mentionnerai qu’un seul des plaisirs de notre séjour à Tibériade, une pêche que nous fîmes dans le lac. J’étais resté spectateur sur le rivage, et je pus voir le bateau qui portait les lignes paraître et disparaître capricieusement derrière une tour en ruines. La coupe de ce bateau, la forme de sa voile, le costume des rameurs, rien n’a changé depuis l’Évangile. Je me figure ainsi la nacelle de saint Pierre, large pour sa longueur, le mât au centre, la voile presque carrée, décrivant au sommet un arc de cercle, et saint Pierre lui-même devait être, comme ces hommes, vêtu d’une simple tunique serrée par une ceinture. Cette barque noire, ces eaux bleues, cette voile blanche et, comme fond du tableau, un désert doré, la chaîne nue et mystérieuse des montagnes de l’est, mal connues des géographes, et le soleil se couchant derrière les collines de Jezraël, versant ses rayons sur la surface du lac : voilà le spectacle que j’avais le bonheur de contempler.

Pour compléter le tableau, que l’on se figure notre campement sur la rive. Cinquante chevaux et mules allaient recevoir l’orge et la paille hachée des mains de leurs maîtres, pauvres palefreniers nommés moucres. Ces hommes entrent avec leurs animaux au service des voyageurs, couchent la nuit à la belle étoile, font sentinelle quand le pays est dangereux, et accomplissent la rude besogne de charger les bagages et de dresser les tentes. Deux cuisiniers s’agitaient autour des feux allumés. Les domestiques indigènes, les drogmans déliaient des cordes, ouvraient des sacs et des caisses, couraient çà et là au milieu des selles, des brides qui jonchaient la terré. Leur troupe bigarrée, composée d’environ trente hommes, formait un bizarre assemblage, car l’un est Grec, l’autre Syrien, celui-ci Arabe, celui-là Nubien ; ils diffèrent autant par la couleur