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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/259

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familier avec une très grande littérature dramatique, une littérature où les sentimens chevaleresques abondent, qui fut écrite pour des hommes dont l’héroïsme était l’âme, et dans un temps où l’air était si rempli, semblerait-il, de grandes pensées qu’elles arrivaient sur les lèvres des poètes à tort et à travers. J’ai retrouvé à la lecture de ce drame quelque chose des émotions qu’on éprouve à la lecture de ces, vieux poètes qui, sans crier gare, vous font tressaillir par quelques éclats de cette trompette héroïque que le monde n’entend plus, et qui dort dans le vestiaire poétique depuis le grand Corneille comme un instrument hors d’usage. Il y a telle tirade qui fait penser aux monologues des jaloux de leur honneur si fièrement peints par Calderon, tel sentiment qui nous semblerait beau, si nous le trouvions dans Corneille, tel mot qui reporte l’imagination vers les drames de Shakspeare. C’est beaucoup que de reporter l’imagination vers de grandes œuvres, c’est beaucoup même que de trahir seulement un goût enthousiaste des belles choses et un commerce familier avec une grande littérature.

L’Odéon ne jouait pas de bonheur cette année ; toutes les pièces nouvelles qu’il donnait tombaient l’une après l’autre au bout de quelques représentations. Il vient enfin de mettre la main sur un succès fructueux qui lui permettra d’arriver heureusement au terme de sa saison dramatique. Je ne voudrais rien dire de désobligeant pour M. Legouvé ; mais en vérité je crains que les applaudissemens qui éclatent chaque soir à l’Odéon ne s’adressent moins à sa comédie qu’à l’actrice célèbre qui l’interprète. Cette pièce, Béatrix ou la Madone de l’art, que M. Legouvé a tirée d’un roman qui porte le même titre, est destinée à la glorification, mieux encore, à la canonisation des interprètes de l’art dramatique. La donnée, comme on voit, est un peu vieillotte, et si M. Vacquerie s’est trompé d’une trentaine d’années en mettant sur le théâtre, en l’an 1861, un drame romantique pur, M. Legouvé s’est bien trompé d’une vingtaine d’années pour le moins en écrivant Béatrix. C’est en 1838, au lendemain de Consuelo, que M. Legouvé aurait eu bonne grâce à présenter au public cette apothéose de la comédienne. Les hyperboles sont bonnes quelquefois, ne fût-ce que pour faire entrer dans l’esprit du public une vérité qu’il n’accepterait pas si elle n’était point exagérée, car il faut souvent que l’écrivain aille au-delà de la vérité, s’il ne veut pas que le lecteur ou le spectateur reste en-deçà. Il est possible qu’à un moment donné il ait été nécessaire de déifier la profession de comédienne, pour dissiper un préjugé ridicule et faire comprendre au public qu’une comédienne pouvait être une honnête femme ; mais une fois le combat gagné et le préjugé dissipé, ces exagérations ne sont plus que des machines de guerre rouillées et hors d’usage, et doivent être déposées dans les greniers de la littérature pour n’en jamais sortir. Qui donc aujourd’hui doute qu’une comédienne puisse avoir, s’il lui plaît, toutes les vertus d’une honnête femme ? Ajoutons que le règne de ce préjugé ne s’est jamais étendu aux pays où M. Legouvé a placé l’action de sa comédie. C’est un préjugé assez restreint, exclusivement propre aux pays catholiques, et spécialement à la France. Ni l’Angleterre ni l’Allemagne ne l’ont jamais connu, et si quelque princesse régnante d’Allemagne assistait à la représentation de la pièce de M. Legouvé, elle trouverait peut-être qu’on calomnie sa caste, et s’étonnerait de l’admiration qu’inspire à la grande-duchesse cette nouvelle fort ordinaire, qu’on