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tombent entre leurs mains, ou déchirent les autres. Un des projets auxquels Schamyl tenait le plus était celui de faire battre monnaie à son effigie, mais il était arrêté par la crainte d’éveiller des idées de luxe parmi des populations auxquelles il voulait conserver leur antique simplicité, et c’est dans cette prévision qu’il avait interdit l’exploitation des mines dont le Daghestan est si richement pourvu[1]. Cette défense était si absolue, qu’elle s’étendait même aux mines qui auraient pu fournir le plomb, indispensable aux besoins de la guerre. Les montagnards devaient y suppléer en ramassant, comme ils l’ont fait du reste de tout temps, les projectiles russes égarés de côté ou d’autre.

Les ressources publiques étaient affectées aux frais de la guerre sainte, à la solde de la cavalerie et de la garde de l’imam, à l’entretien des mosquées, des veuves et des orphelins. Le trésor de l’état fut transporté successivement dans les résidences qu’occupa Schamyl : à Dargo en 1840, depuis 1845 à Véden.

Le bruit courait qu’il avait accumulé d’immenses richesses, enfouies dans des cachettes, au milieu des forêts de l’Itschkéry, à Andi et à Véden ; mais, si l’on songe aux dépenses énormes qu’entraînait une guerre continuelle, on jugera sans peine de l’état peu florissant de ses finances par ce qui lui restait au moment de sa chute. Au mois d’août 1859, lorsqu’il courait se réfugier dans son dernier asile, à Gounib, son escorte fut attaquée dans les forêts de Karakh par les habitans de Tilitl, qui lui enlevèrent 15,000 roubles argent (60,000 francs), des effets précieux, ainsi que cinquante bêtes de somme, butin que les assaillans se partagèrent entre eux. En dernier lieu, quand il fut fait prisonnier, on ne trouva en sa possession qu’un petit sac contenant à peu près 7,000 roubles en monnaies d’or et d’argent ; lui et les siens manquaient de vêtemens, au point qu’il fallut les habiller à leur arrivée à Temir-Khan-Schoura. D’ailleurs, si dans son intérieur, tel que nous l’a dépeint une curieuse relation publiée il y a cinq ans[2], l’imâm était d’une simplicité patriarcale, s’il rivalisait par sa tenue modeste, par sa vie frugale, avec le dernier de ses soldats, il n’hésitait point à se montrer généreux jusqu’à la prodigalité lorsqu’il s’agissait de récompenser une noble action, de gagner à son parti une tribu puissante ou de faire l’aumône.

  1. Ayant découvert l’existence d’ateliers de faux monnayeurs, il se contenta d’abord de confisquer leurs ustensiles de fabrication et de leur infliger une amende, faisant réflexion que les montagnards, ne devaient pas regarder comme un crime énorme de contrefaire la monnaie de l’ennemi ; mais, comme cette mesure fut inefficace et que cette industrie prenait des développemens, il menaça les coupables de la peine de mort.
  2. Souvenirs d’une Française captive de Schamyl Mme Anne Drancey, par Édouard Merlieux ; Paris 1857.