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Rigoureux à rendre la justice, toute plainte contre l’oppression était accueillie et obtenait satisfaction. Nul ne trouvait grâce devant lui, et il n’a pas hésité devant le sacrifice même de quelques-uns de ses plus proches parens. Pour contenir des tribus rivales ou jalouses l’une de l’autre, accoutumées à une liberté sans frein, et celles aussi que la considération de leurs intérêts froissés ou ruinés par la guerre ou la crainte des Russes inclinait vers eux, il employait les moyens les plus terribles d’intimidation : l’incendie, l’extermination de la population virile, la captivité des femmes et des enfans. Celles dont la fidélité lui paraissait chancelante ou douteuse étaient forcées d’émigrer et reléguées au loin dans des lieux qu’il leur assignait pour demeure. Les défections accomplies ou projetées lui étaient aussitôt révélées par sa police, et prévenues ou châtiées immédiatement ; aussi son nom était-il devenu l’objet d’une crainte en quelque sorte superstitieuse. Ce régime de terreur organisée devait provoquer des réactions secrètes et lui susciter des ennemis : aussi ne lui ont-ils pas manqué ; mais la plus grande prudence veillait au choix de ceux qui entouraient sa personne ou qui étaient admis à l’approcher. Jamais il ne se montrait à la foule qu’escorté de ses murides ; il n’était que très difficilement accessible, et seulement pour ses intimes. Dans sa maison, il y avait une chambre réservée qui lui servait à la fois d’oratoire et de cabinet de travail et où il prenait seul ses repas ; c’est là qu’il se retirait quand il voulait consacrer la nuit à la prière ou à la lecture des livres saints. Son fils Gazy-Mahomet et son trésorier Khadjio avaient seuls le droit d’y pénétrer ; son beau-père, le docte mollah Djemâl-Eddin, son maître vénéré, l’oracle de tout le Daghestan, n’y était admis que rarement[1].

Depuis son avènement, les Tchetchenses, autrefois la nation prédominante et les instigateurs de tous les mouvemens contre les Russes, avaient cédé le pas aux Lezghis, compatriotes de Schamyl. Les premiers, légers par caractère, moins enclins à croire à son infaillibilité, supportaient avec moins de docilité leur subordination. Aussi, tout en demeurant habituellement parmi eux, l’imâm ne se séparait point de ses fidèles Lezghis. Lorsqu’il méditait avec leur concours une entreprise de quelque importance, il s’enfermait dans sa chambre particulière, et l’entrée en était gardée à vue. Pendant quinze jours ou trois semaines de suite, il passait les jours et les nuits dans le jeûne, la prière et la lecture du Koran, attendant

  1. Cette habitude de manger toujours en a parte date de l’époque où il habitait Dargo 1840-1845. Sa famille lui ayant fait remarquer alors que sa présence intimidait ses convives et les empêchait de s’abandonner à leur appétit, il s’abstint désormais de paraître parmi eux. Même lorsqu’il allait passer la nuit avec l’une de ses femmes, et que le lendemain matin il prenait le thé chez elle, l’étiquette voulait que celle-ci n’eût d’autre rôle que de le servir, en se tenant devant lui dans une attitude respectueuse.