Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/326

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

condamnent le luxe sous toutes les formes possibles : les parures ondaines, les vêtemens de soie, les bijoux, la danse, la musique, etc. ; l’emploi des pierres précieuses n’est toléré que pour l’ornementation des armes et des livres traitant de sujets de théologie ou de dévotion. Elles tendent à faire de l’homme une sorte d’ascète et de moine au milieu de la vie de famille. Il semble que par ces réformes il aspirait à réaliser un idéal impossible ; mais la meilleure preuve qu’elles étaient opérées avec un admirable bon sens pratique, et qu’elles répondaient à un besoin réel, c’est qu’il s’est maintenu pendant vingt-cinq ans à la tête des populations auxquelles il les avait fait accepter, et qu’elles l’ont vu s’éloigner avec un profond regret.

La durée de la domination de Schamyl, trop courte pour lui permettre d’achever son œuvre de régénération, a été suffisante néanmoins pour laisser dans le Caucase une trace profonde et ineffaçable. Les germes d’organisation et de civilisation qu’il y a déposés ne sont pas perdus et profiteront à ceux qui sont appelés à lui succéder. La dictature dont il était armé a été violente, mais nécessitée par les exigences de sa position vis-à-vis des tribus indomptables qu’il avait à tenir sous le frein, par un état de guerre et de défense à outrance, par le besoin de se prémunir sans cesse contre la trahison et les rancunes particulières. Elle a été bienfaisante aussi pour ces tribus, en leur apprenant la discipline du commandement et de la loi, en faisant taire leurs haines particulières, en les forçant au respect de la vie et de la propriété d’autrui, et en leur enseignant à chercher la sanction de la justice, non dans l’usage de la force brutale, mais dans le recours à une autorité supérieure, impartiale et tutélaire pour tous. Si sa sévérité fut inexorable, on ne saurait lui reprocher aucun acte de cruauté inutile[1]. Les Russes ont proclamé eux-mêmes son humanité envers ses prisonniers ; plus ils étaient près de sa personne, plus leur sort était doux. Ceux qui étaient échus à ses naïbs et qui avaient à se plaindre leur

  1. Je n’entends nullement affirmer que Schamyl n’a pas été quelquefois cruel et impitoyable de sang-froid dans des circonstances où il croyait que sa politique lui en faisait une nécessité ; d’ailleurs les Orientaux, placés en dehors du christianisme et des principes d’humanité qu’il inspire, ont sur ce point des idées toutes différentes des nôtres. Depuis qu’il est à Kalouga, il a cherché à expliquer sa conduite et à se disculper ; mais malgré tout ce qu’il a pu dire à son biographe, on est porté à le soupçonner d’avoir pris une part active, avec son prédécesseur Hamzat-Bek, au massacre de la famille dos khans d’Avarie. Les raisons qu’il a données aussi pour justifier le meurtre de trente-quatre officiers russes, ses prisonniers, parmi lesquels était le lieutenant-colonel Vecclitskii, paraissent non-seulement insuffisantes, mais encore misérables. C’était à l’époque de l’expédition contre Dargo, en 1845. Des pourparlers avaient été entamés pour l’échange des prisonniers, et on avait promis à l’imâm de lui envoyer dans un très court délai la liste des siens que l’on se proposait de lui rendre ; mais dans l’intervalle les officiers captifs reçurent un billet dissimulé dans une motte de beurre et où on leur disait de prendre courage et d’avoir de la patience, parce que les troupes russes étaient sur le point de marcher contre Dargo et de venir les délivrer Schamyl, qui avait intercepté ce billet, n’en témoigna aucun mécontentement, considérant comme naturelles toutes les tentatives de la part des prisonniers pour obtenir la liberté, et de la part de leurs compatriotes pour la leur procurer. Seulement il leur déclara qu’il allait les faire transférer dans un lieu sûr, avec la promesse de les laisser partir plus tard, mais que si l’armée russe, en survenant immédiatement, ne lui en laissait pas le temps, il leur faudrait se préparer à mourir. Cependant les troupes russes se mirent en marche, et, arrivées auprès de Dargo, elles reçurent la soumission de toutes les tribus des environs. Dans les conférences qui eurent lieu avec les anciens de ces tribus, quelques personnes du côté des Russes traitèrent Schamyl de brigand en disant que l’on venait le châtier comme un criminel vulgaire. Ces paroles imprudentes furent rapportées par l’un de ces anciens à Schamyl en présence des membres de son conseil suprême. Son amour-propre en fut profondément blessé, et ses conseillers insistèrent pour que les prisonniers fussent immédiatement mis à mort. Il assure aujourd’hui que ce ne fut qu’à regret et malgré lui qu’il céda à leurs instances. Les trente-quatre officiers furent aussitôt décapités.